Vendredi 19 Avril 2024
PATRICE
Jeudi, 08 Décembre 2022
rw06h
 
L’aficion façon Roger Wild (fin)…
 
« La tauromachie, comme beaucoup d'autres moyens d'expression artistiques, a vu grandir jusqu'à l'hypertrophie le rôle de la mise en scène. 
 
Au théâtre, au cinéma l'importance accordée au metteur en scène est souvent supérieure à celle de l'auteur, traité comme une personnalité négligeable, et dont le mérite obscur aura été de fournir humblement un prétexte aux cogitations laborieuses du maître d'œuvre. 
 
En tauromachie, le représentant a lui aussi, accédé à la mise en scène ; l'intermédiaire, le fondé de pouvoirs de naguère se hausse au rôle d'animateur de phénomènes, adaptant, modelant la créature selon les exigences de sa création, les données de son inspiration et modifiant jusqu'à son apparence, assortissant costumes, gestes et comportement au rôle qu'il entend lui faire tenir, créant le mythe de telle ou telle personnalité. 
 
On imagine fort bien un Cámara rappelant sa leçon à tel de ses poulains : 
 
« Avec ta face sinistre, promise à l'holocauste, tu dois exagérer le côté inspiré, l'aspect funèbre, le caractère fatal de ton personnage. Jamais un sourire, une sérénité glaciale, une majesté liturgique, un dédain absolu des contingences. Je te permets, de temps à autre, pendant que tu égrènes les manoletinas en série, un regard lointain, nostalgique vers l'infini du ciel. » 
 
La tristesse de Manolete reflétait peut-être le conflit qui opposait secrètement en lui son pundonor naturel au dégoût des truquages qui lui permettaient de jouer le personnage qu'on exigeait de lui. 
 
De le jouer jusqu'à en mourir.
 
Ses admirateurs nous assurent qu'il ignorait ces truquages. Eu égard à la référence à Zurbaran, fasse Dieu qu'il en ait été ainsi. 
 
On ne saurait prendre ces choses trop au sérieux. 
 
Nous en fîmes une maladie, une infection maligne, l'affection la plus redoutée de l'aficionado : une insuffisance d'aficiôn. 
 
Fuyant les férias, évitant les élevages, ne lisant plus les feuilles taurines et, suprême défaite, menaçant nos compagnons d'aller au football.
 
Jusqu'au jour où le désœuvrement dominical nous conduisit à une novillada en Aracena. 
 
En Aracena, les choses s'annoncent plutôt mal. Nulle excitation dans le pays, presque personne aux guichets de vente. On apprend que le bétail a été changé, ce qui est rarement de bon augure. Personne dans les arènes quand nous y pénétrons. Comme à regret, elles se garnissent lentement, à moitié. 
 
Cependant, le paseo fait bonne impression que précède un jeune caballero qui en est à ses débuts de rejoneador.
 
Le señorito a des moyens, cela se voit. C'est lui qui a fait changer les toros, ne se souciant pas de débuter dans une novillada de déchets. 
 
Enfin, il y a là un novillero miraculeux, rouge et or, presque un gamin, trapu, le cheveu frisé comme le frontal d'un bicho, d'un courage infernal, toujours sur la brèche, sublime ; il est pris trois fois, il voltige dans les airs. 
 
Sa culotte est dépecée. Pendant qu'on la lui recoud dans le couloir, aucune trace d'émotion sur son visage tauresque. Il exécutera sa faena sans sortir les pieds de sa montera. 
 
Estocade jusqu'aux doigts, deux oreilles, délire, sortie sur les épaules. J'ai voulu ignorer son nom car le prodige n'a peut-être pas eu de lendemain.
 
Qu'importe ! Il fallait être là au jour dit, au jour épique, à l'instant du miracle, au rendez-vous magique de l'homme et de la brute, tous deux en leur printemps. Tant qu'on pourra vivre de pareils moments, la tauromachie aux exaltantes vertus continue.
 
Dans le bercement de la voiture qui nous ramenait à Séville, ma songerie s'essayait à définir les raisons profondes de l'attachement qui nous rive à la fiesta. L'émotion toujours renouvelée que nous donne la corrida tient d'abord à ce qu'elle est pour nous le drame à l'état pur. 
 
Cette cérémonie, qui dure vingt minutes, offre dans le déroulement immuable de ses rites, de ses « tiers », une représentation ramassée de la vie elle-même, un raccourci pathétique des péripéties fondamentales qui composent tout destin.
 
Au sortir du toril, le fauve superbe, hérissé, ne doutant ni de lui, ni de rien, affronte l'aventure avec une frénésie un peu ivre. Il fonce aveuglément dans le rond, bardé de toute l'illusion qu'il tient de la puissance de ses muscles intacts, de son innocence, que l'on pare du nom de noblesse, et du prestige de sa beauté. 
 
N'évoque-t-il pas irrésistiblement le bon jeune homme innocent et crédule lui aussi, un brin faraud qui se lance dans la vie, débordant de confiance en lui-même et en tout ?
 
Les passes de capes qui reçoivent le fauve et le bernent sont les phantasmes, les sophismes trompeurs, les idéologies qui assaillent perversement sa jeunesse ardente, auxquels il veut malgré tout croire et qu'il ne répudiera qu'après avoir durement éprouvé leur néant. Cependant bernés partout, l'un et l'autre perçoivent bientôt que chaque épreuve nouvelle se résout en déception amère et châtiment. 
 
Et la conjugaison dramatique du destin de l'homme et de celui de la bête ne cesse de s'accuser en un crescendo d'angoisse. De temps à autre, un avantage furtif apporte à l'un comme à l'autre l'illusion sitôt évanouie que le sort va cesser de leur être contraire. Mais la circonspection en eux s'est introduite qui se convertit vite en doute.
 
L'élan est coupé. Revenu de bien des choses, déjà pitoyable mais mieux instruit de ses moyens, ramassé sur lui-même, le toro - comme son double - est prêt pour l'assaut de l'âge mûr. 
 
Le voici, enfin diminué, baveux, décomposé, leurré encore par d'ultimes illusions auxquelles il croit de moins en moins, vaincu déjà mais luttant encore, faisant front jusqu'au coup de puntilla final qui le libère des affres de vivre. 
 
Pour confirmer la démarche, les trophées arrachés au cadavre et offerts au vainqueur sont les dépouilles que les héritiers se disputent cyniquement, comme le tour de l'arène, au galop des mules, dans le claquement des fouets, le tintinnabulement des sonnailles, le tumulte des gradins, symbolise la pompe funèbre, le bel enterrement qui, selon les us de la civilité, se doivent de couronner une vie accomplie. » 
 
Sources : « Rapsodie taurine »
 
Avril 1958
 
Roger Wild.
 
Datos  
 
Roger Wild né à Lausanne en 1894 et mort en 1987 est un affichiste, peintre, illustrateur et dessinateur suisse.
 
Espagnol par sa mère, il s'est passionné pour les forains, le cirque et l'Espagne...
 
On lui doit aussi de nombreux portraits d'artistes et d'écrivains.
 
Il était ami de Modigliani et de Max Jacob.
 
Patrice Quiot