Samedi 27 Avril 2024
PATRICE
jl23h
 
Magie blanche et magie noire : Où l’on retrouve Jean Lacouture pour une chronique dacquoise de 1965…
 
« Les trois matadors blessés sous un ciel d'encre et dans une tempête digne de la baie des Trépassés, le dernier taureau regagnant paisiblement en vainqueur le toril, tous adversaires abattus, et dans le même temps la foudre frappant et incendiant la maison où réside l'un des toreros : Aucun de ceux qui l'ont vécue, on dirait mieux subie, n'oubliera la sinistre corrida du 23 août à Dax.
 
Et d'autant moins qu'elle avait été précédée, la veille, des merveilleux récitals d'art tauromachique donnés par deux des plus grands maîtres contemporains, Antonio Ordóñez et Julio Aparicio.
 
Corrida suave et corrida cruelle, journée claire et journée noire, les deux visages de la tauromachie, opposés en une antithèse exemplaire.
 
Heureux Dacquois qui auront pu, en deux journées, si bien pu mesurer la beauté et les grimaces, la grâce et les poisons de la corrida !
 
Ce lundi, la petite ville s'était réveillée sous l'averse, et dans les corrales, les taureaux d'Atanasio Fernández, de peu de poids, de présentation médiocre, avaient l'air à la fois minable et patibulaire.
 
L'arène était un marécage.
 
Mais le Cordobés était là, et naturellement une foule frénétique d'impatience. Pas question de reporter la corrida. Il entra, le « beatnik » de Cordoue, de sa démarche chaloupée, avec son air de carnassier sous-alimenté, flanqué de Fermín Murillo et de Manuel Amador. Et, sous le ciel bas, dans une atmosphère de mauvais coup, de règlement de comptes à Whitechapel, la course commença.
 
Murillo avait bien reçu son adversaire et le travaillait de son style sobre, un peu froid. Il n'est pas drôle, cet Aragonais qui s'appelle Murillo, mais vient de Saragosse comme Goya, et arbore l'air lugubre et le teint cireux de ces Espagnols qui semblent éternellement porter le deuil de l'empire de Charles Quint. Il semblait dominer son taureau quand il fut pris soudain, dans une passe très simple, basculé d'un coup de corne à l'aine ; et le voilà qui roule sur lui, très vite, pour échapper aux cornes. Les péons surgissent, l'emportent en courant à bout de bras le long du callejón, livide.
 
Au Cordobés de tuer ce taureau dangereux. On le voit alors, lui qui choisit ses adversaires, déconcerté, éperdu. Mais comme il est quand même très brave et connaît son métier, il surmonte fébrilement sa peur et se débarrasse de l'animal. Dès lors, le climat est créé : celui que le garçon de Cordoue sait si bien susciter par ses outrances et ses grimaces, son génie pathétique, sa témérité, ses coups de folie et ses truquages populistes. Même sans le Cordobés, cette corrida de lundi aurait « sué » le drame. Alors, lui présent... On le vit réellement inquiet, et, face à ses deux autres adversaires, plus agité, le geste plus sec et noué que jamais. Mais comment fait-il donc pour faire venir ainsi les bêtes, pour les « charmer », les contraindre à le cerner, l'assiéger et s'abattre devant lui ?
 
Ce qu'il y a d'histrion en lui éclatait mieux encore dans ce climat étrange de Bas-Empire, sous ce ciel noir et zébré d'étranges taches comme un mauvais Vlaminck. Pour un peu, on se serait cru dans un cirque romain, tant ces jeux périlleux, décousus, bruyants et cruels évoquaient ceux où mouraient les Barbares pour le plaisir des citoyens de l'Empire.
 
Cordobés était la caricature de lui-même, mais dans un danger si pressant, si évident, et en prenant de tels risques que les sarcasmes s'arrêtaient dans la gorge. Murillo blessé, la corrida se résumait à un mano a mano entre lui et Manuel Amador, le jeune gitan d'Albacete, gracile, avec un air d'oiseau plumé. Bon torero de style, brave et déjà bien en ligne, mais sans pouvoir de domination, et piètre avec l'épée. Si malchanceux qu'il fût - treize coups de rapière pour venir à bout de son deuxième adversaire - il en fallait moins pour mériter le plus sévère avertissement de la présidence.
 
Est-ce à l'épuisement nerveux dû à ce triste carnage, à cette humiliation, qu'il faut attribuer le drame du sixième taureau, et que ce garçon si adroit se soit fait embrocher par le seul vrai taureau de l'après-midi, le seul qui paraissait capable d'une charge franche ? Il roula dans l'étoffe rose le pauvre Manuel Amador, avec une blessure de douze centimètres, non loin de l'artère fémorale, tandis que le grand taureau fauve s'en allait, allègre, la corne haute, et rentrait intact au toril.
 
Car, entre-temps, le Cordobés aussi s'était fait accrocher beaucoup plus superficiellement (une éraflure le long de la cuisse), mais suffisamment tout de même pour ne pouvoir venir faire son office.
 
Ainsi s'achevait, dans la dérision et le sang de toreros, cet étrange combat. Pénombre sinistre, climat d'orage et de menace. Il est heureux que les Landais soient positivistes. En Estrémadure ou en Andalousie, tant de maléfices accumulés auraient provoqué une vague d'hystérie, un « miracle » à la Fellini. Ici, on s'enquérait sagement du sort des blessés.
 
Mais l'excellent matador Jaime Ostos - un Andalou - que j'interrogeais sur les causes de ces blessures en série, me répondait de son air candide en haussant les épaules : « C'est le taureau et Dieu qui en décident... »
 
Dax, 24 août 1965.
 
« Signes du taureau » / Chroniques 1965-1978/ De Jean Lacouture /1979 /Julliard.
 
Datos 
 
Jean Lacouture, né le 9 juin 1921 à Bordeaux en Gironde et mort le 16 juillet 2015 à Roussillon, dans le Vaucluse, est un journaliste et écrivain français, engagé à gauche.
 
Jean Lacouture est le fils du chirurgien Joseph Lacouture et d'Anne-Marie Servantie. Sa famille est catholique et ancrée à droite, propriétaire viticole et issue en partie de la noblesse. L'un de ses oncles est général dans l’armée coloniale (en poste à Madagascar), l'autre magistrat en Indochine. Ses parents sont abonnés à Gringoire et à La Victoire, mais ne sont pas antisémites.
 
Il fréquente le collège Sainte Marie Grand Lebrun, tenu par les marianistes, à Caudéran. Il fait ses études secondaires chez les jésuites du lycée Saint-Joseph de Tivoli, puis des études supérieures à Paris. Il est diplômé en lettres, en droit et de l'École libre des sciences politiques (promotion 1941).
 
Attaché de presse du général Leclerc à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il découvre l'Indochine et y fait ses débuts dans le journalisme où il rencontre les chefs du Vietminh révolutionnaire, dont Hô Chi Minh.
 
Après un séjour de deux ans à la résidence générale de France à Rabat au Maroc (1947-1949), Jean Lacouture commence sa carrière de journaliste et de reporter à Combat en 1950, qu'il poursuit au journal Le Monde en 1951 puis à France-Soir, en tant que correspondant au Caire entre 1953 et 1956.
 
Il revient au Monde en 1957 où il est chef du service outre-mer puis grand reporter jusqu'en 1975. Il collabore également au Nouvel Observateur.
 
Jean Lacouture se qualifie lui-même de revistero-amateur dans l'introduction de son livre Signes du taureau qui est un recueil des chroniques tauromachiques qu'il a fait paraître dans Le Monde de 1968 à 1979. Il a également préfacé un grand nombre d'ouvrages tauromachiques dont « La Tauromachie » de Claude Popelin et Yves Harté dans une introduction qui porte le titre « Notre ami Claude » (Popelin), avec François Zumbiehl. Il a aussi publié avec Robert Ricci, « Corridas, détails de passion », où il revient sur la nature de l'afición.
 
Il continua d'être un ardent défenseur de la tauromachie, s'insurgeant contre l'interdiction catalane qu'il considère comme une décision politique. 
 
Les opposants ne manquent pas de l'attaquer notamment au moment où la tauromachie a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de la France, parce qu'il a fait partie des signataires de la lettre que les intellectuels et les artistes ont signée pour remercier Frédéric Mitterrand.
 
Patrice Quiot