Samedi 27 Avril 2024
PATRICE
pq21ph
 
La vertu du catch… Un texte de Roland Barthes dans lequel on observera de curieuses ressemblances…
 
« La vertu du catch, c'est d'être un spectacle excessif. On trouve là une emphase qui devait être celle des théâtres antiques.
 
D'ailleurs le catch est un spectacle de plein air, car ce qui fait l'essentiel du cirque ou de l'arène, ce n'est pas le ciel (valeur romantique réservée aux fêtes mondaines), c'est le caractère dru et vertical de la nappe lumineuse : Du fond même des salles parisiennes les plus encrassées, le catch participe à la nature des grands spectacles solaires, théâtre grec et courses de taureaux.
 
Ici et là, une lumière sans ombre élabore une émotion sans repli. Il y a des gens qui croient que le catch est un sport ignoble. Le catch n'est pas un sport, c'est un spectacle, et il n'est pas plus ignoble d'assister à une représentation catchée de la Douleur qu'aux souffrances d'Arnolphe ou d'Andromaque.
 
Bien sûr, il existe un faux catch qui se joue à grands frais avec les apparences inutiles d'un sport régulier ; cela n'a aucun intérêt. Le vrai catch, dit improprement catch d'amateurs, se joue dans des salles de seconde zone, où le public s'accorde spontanément à la nature spectaculaire du combat, comme fait le public d'un cinéma de banlieue.
 
Ces mêmes gens s'indignent ensuite de ce que le catch soit un sport truqué (ce qui, d'ailleurs, devrait lui enlever de son ignominie). Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison ; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d'abolir tout mobile et toute conséquence : Ce qui lui importe, ce n'est pas ce qu'il croit, c'est ce qu'il voit...
 
… Le spectateur ne s'intéresse pas à la montée d'une fortune, il attend l'image momentanée de certaines passions. Le catch exige donc une lecture immédiate des sens juxtaposés, sans qu'il soit nécessaire de les lier. L'avenir rationnel du combat n'intéresse pas l'amateur de catch, alors qu'au contraire un match de boxe implique toujours une science du futur.
 
Autrement dit, le catch est une somme de spectacles, dont aucun n'est une fonction : Chaque moment impose la connaissance totale d'une passion qui surgit droite et seule, sans s'étendre jamais vers le couronnement d'une issue.
 
Ainsi la fonction du catcheur, ce n'est pas de gagner, c'est d'accomplir exactement les gestes qu'on attend de lui.
 
On dit que le judo contient une part secrète de symbolique ; même dans l'efficience, il s'agit de gestes retenus, précis mais courts, dessinés juste mais d'un trait sans volume.
 
Le catch au contraire propose des gestes excessifs, exploités jusqu'au paroxysme de leur signification. Dans le judo, un homme à terre y est à peine, il roule sur lui-même, il se dérobe, il esquive la défaite, ou, si elle est évidente, il sort immédiatement du jeu ; dans le catch, un homme à terre y est exagérément, emplissant jusqu'au bout la vue des spectateurs, du spectacle intolérable de son impuissance.
 
Au catch, comme sur les anciens théâtres, on n'a pas honte de sa douleur, on sait pleurer, on a le goût des larmes.
 
Chaque signe du catch est donc doué d'une clarté totale puisqu'il faut toujours tout comprendre sur-le-champ.
 
Ce que le public réclame, c'est l'image de la passion, non la passion elle-même. Il n'y a pas plus un problème de vérité au catch qu'au théâtre. Ici comme là ce qu'on attend, c'est la figuration intelligible de situations morales ordinairement secrètes. Cet évidement de l'intériorité au profit de ses signes extérieurs, cet épuisement du contenu par la forme, c'est le principe même de l'art classique triomphant.
 
Le catch est une pantomime immédiate, infiniment plus efficace que la pantomime théâtrale, car le geste du catcheur n'a besoin d'aucune fabulation, d'aucun décor, en un mot d'aucun transfert pour paraître vrai.
 
Chaque moment du catch est donc comme une algèbre qui dévoile instantanément la relation d'une cause et de son effet figuré. Il y a certainement chez les amateurs de catch une sorte de plaisir intellectuel à voir fonctionner aussi parfaitement la mécanique morale : certains catcheurs, grands comédiens, divertissent à l'égal d'un personnage de Molière, parce qu'ils réussissent à imposer une lecture immédiate de leur intériorité : un catcheur du caractère arrogant et ridicule (comme on dit qu'Harpagon est un caractère) met toujours la salle en joie par la rigueur mathématique de ses transcriptions, poussant le dessin de ses gestes jusqu'à l'extrême pointe de leur signification, et donnant à son combat l'espèce d'emportement et de précision d'une grande dispute scolastique, dont l'enjeu est à la fois le triomphe de l'orgueil et le souci formel de la vérité.
 
Ce qui est ainsi livré au public, c'est le grand spectacle de la Douleur, de la Défaite, et de la Justice. Le catch présente la douleur de l'homme avec toute l'amplification des masques tragiques : le catcheur qui souffre… offre la figure excessive de la Souffrance; comme une Pietà primitive, il laisse regarder son visage exagérément déformé par une affliction intolérable.
 
On comprend bien qu'au catch, la pudeur serait déplacée, étant contraire à l'ostentation volontaire du spectacle, à cette Exposition de la Douleur, qui est la finalité même du combat.
 
Ce n'est pas vrai que le catch soit un spectacle sadique : c'est seulement un spectacle intelligible….
 
… Mais ce que le catch est surtout chargé de mimer, c'est un concept purement moral : la justice. L'idée de paiement est essentielle au catch.
 
Il s'agit donc, bien sûr, d'une justice immanente. Plus l'action du « salaud » est basse, plus le coup qui lui est justement rendu met le public en joie : si le traître – qui est naturellement un lâche – se réfugie derrière les cordes en arguant de son mauvais droit par une mimique effrontée, il y est impitoyablement rattrapé et la foule jubile à voir la règle violée au profit d'un châtiment mérité. Les catcheurs savent très bien flatter le pouvoir d'indignation du public en lui proposant la limite même du concept de Justice, cette zone extrême de l'affrontement où il suffit de sortir encore un peu plus de la règle pour ouvrir les portes d'un monde effréné. Pour un amateur de catch, rien n'est plus beau que la fureur vengeresse d'un combattant trahi qui se jette avec passion, non sur un adversaire heureux mais sur l'image cinglante de la déloyauté.
 
Naturellement, c'est le mouvement de la Justice qui importe ici beaucoup plus que son contenu : le catch est avant tout une série quantitative de compensations (œil pour œil, dent pour dent). Ceci explique que les retournements de situations possèdent aux yeux des habitués du catch une sorte de beauté morale : ils en jouissent comme d'un épisode romanesque bien venu, et plus le contraste est grand entre la réussite d'un coup et le retour du sort, plus la fortune d'un combattant est proche de sa chute et plus le mimodrame est jugé satisfaisant. La Justice est donc le corps d'une transgression possible ; c'est parce qu'il y a une Loi que le spectacle des passions qui la débordent a tout son prix.
 
On comprendra donc que sur cinq combats de catch, un seul environ soit régulier. Une fois de plus il faut entendre que la régularité est ici un emploi ou un genre, comme au théâtre : la règle ne constitue pas du tout une contrainte réelle, mais l'apparence conventionnelle de la régularité. Aussi, en fait, un combat régulier n'est rien d'autre qu'un combat exagérément poli : les combattants mettent du zèle, non de la rage à s'affronter, ils savent rester maîtres de leurs passions….
 
Extrapolé, le catch régulier ne pourrait conduire qu'à la boxe ou au judo, alors que le catch véritable tient son originalité de tous les excès qui en font un spectacle et non un sport. La fin d'un match de boxe ou d'une rencontre de judo est sèche comme le point conclusif d'une démonstration. Le rythme du catch est tout différent, car son sens naturel est celui de l'amplification rhétorique : l'emphase des passions, le renouvellement des paroxysmes, l'exaspération des répliques ne peuvent naturellement déboucher que dans la plus baroque des confusions.
 
Certains combats, et des plus réussis, se couronnent d'un charivari final, sorte de fantasia effrénée où règlements, lois du genre, censure arbitrale et limites du Ring sont abolis, emportés dans un désordre triomphant qui déborde dans la salle et entraîne pêle-mêle les catcheurs, les soigneurs, l'arbitre et les spectateurs…
 
… Un catcheur peut irriter ou dégoûter, jamais il ne déçoit, car il accomplit toujours jusqu'au bout, par une solidification progressive des signes, ce que le public attend de lui. Au catch, rien n'existe que totalement, il n'y a aucun symbole, aucune allusion, tout est donné exhaustivement ; ne laissant rien dans l'ombre, le geste coupe tous les sens parasites et présente cérémonialement au public une signification pure et pleine, ronde à la façon d'une Nature. Cette emphase n'est rien d'autre que l'image populaire et ancestrale de l'intelligibilité parfaite du réel.
 
Ce qui est mimé par le catch, c'est donc une intelligence idéale des choses, c'est une euphorie des hommes, haussés pour un temps hors de l'ambiguïté constitutive des situations quotidiennes et installés dans la vision panoramique d'une Nature univoque, où les signes correspondraient enfin aux causes, sans obstacle, sans fuite et sans contradiction. »
 
Roland Barthes, 
 
«Mythologies».
 
Datos
 
« Mythologies » est un recueil de 53 textes rédigés par Roland Barthes entre 1954 et 1956 au fil des mois et au gré de l'actualité, publié aux éditions du Seuil en 1957.
 
Roland Barthes, né le 12novembre 1915 à Cherbourg et mort le 26 mars 1980 à Paris, est un philosophe, critique littéraire et sémiologue français.
 
Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur au Collège de France, il est l'un des principaux animateurs du poststructuralisme et de la sémiologie linguistique en France.
 
Patrice Quiot