Samedi 27 Avril 2024
PATRICE
Dimanche, 17 Avril 2022
en15ph
 
Eugenio Noel : L’anti-torero, aussi flamenco qu’un torero… (4)
 
« … Sa solitude s’accentua avec le temps. 
 
Cette obsession qu’était devenue l’antitaurinismo était sa raison d’être, mais elle l’écarta de tous et il dut faire cavalier seul. Néanmoins, Noel était confiant dans son succès, et fier de son entreprise. « Seul, entièrement seul, de plus en plus seul, je crois de plus en plus en la victoire […]. Renseignez-vous, et on vous dira que j’ai convaincu des milliers de personnes […]. C’est l’œuvre la plus difficile et la plus pénible que l’on pouvait tenter en Espagne, et je l’ai tentée au nom de l’avenir de l’Espagne, et parce qu’une Espagne flamenca est incompatible avec une Espagne cultivée. »
 
Il était persuadé que le rejet du flamenquismo était national et unanime, et qu’il suffisait d’arpenter l’Espagne, comme il l’avait fait, pour se rendre compte que la répulsion envers les corridas, les Flamencos, et les toreros existait. Le tout était de la révéler. C’était sans doute une façon de cautionner sa propre démarche et de se prouver combien elle n’avait pas été vaine. Contrairement à ses prédécesseurs qui s’étaient égarés dans des considérations morales sur la tauromachie et qui n’avaient pas su mettre un terme à l’afición, par peur de la réaction des masses, selon Noel, il était, lui, descendu dans l’arène, acte audacieux dont il ne cessait de s’auto-féliciter et de se vanter : « Il était nécessaire d’affronter le danger face à face, chose que personne n’avait osé faire. […] Et voilà ce que l’on a obtenu : le peuple ne croit plus en [la fête taurine] ; le peuple donne raison à ce jeune, insignifiant mais décidé. »
 
Convaincu de l’issue heureuse de son combat, il était persuadé que son acharnement allait porter ses fruits. L’agonie de la fiesta nacional, qu’il avait juré d’extirper des coutumes espagnoles, il l’imputait à sa campagne. 
 
Le mépris que ressentait Noel pour les corridas et le flamenco était trop viscéral pour être total. Pour intense qu’il fût, il était le reflet d’une profonde bataille intérieure que l’anti-flamenquista se livrait d’abord à lui-même : « Il y a dans Eugenio Noel un cas étrange de masochisme flamenco. Nous ne croyons pas en l’absolue sincérité de sa campagne. Il s’y connaît trop en corridas et en cante jondo. C’est Un torero frustré. »
 
Dans « La melena y la mandíbula » (1962), Vila San Juan faisait un portrait comparatif de Belmonte et de Noel, accentuant les touches afin de faire ressortir leurs traits physiques et moraux. Les deux hommes étaient issus de classes sociales très modestes ; ils affrontaient physiquement le danger – le torero, le toro, et le journaliste, le public –; le premier avait une mâchoire saillante, le deuxième des cheveux longs ; l’un mourait entouré, l’autre seul. Il semble que l’exagération de leurs particularités physiques – la proéminence de la mâchoire et le volume des cheveux – les rapprochait davantage. Même leur caractère, bien que différent, dévoilait une envie commune de se distinguer. Les deux étaient « des hommes étranges », quoique d’une étrangeté bien différente. 
 
Celle de Belmonte était l’étrangeté de la nouveauté, de l’audace et du bouleversement de toute une façon de toréer. Eugenio Noel était le rebelle face à une fête qu’il jugeait sauvage et inappropriée. Cette comparaison n’était pas anodine, elle mettait l’accent sur une proximité voulue par Noel lui-même. 
 
Lors d’un passage à Grenade, Noel raconte que ses supporters, les noelistas, accrochèrent son portrait en face de celui de Belmonte. Dans son Diario íntimo, il dit combien, enfant, il était attiré par les habits de lumière, les affiches taurines, et l’auréole d’héroïsme qui planait au-dessus des toreros. Il parle de son admiration pour El Espartero et de la tristesse qu’il ressentit, le 27 mai 1894, lorsque le torero mourut dans l’arène. 
 
Noel n’avait alors que neuf ans. Il explique que le désir de venger son héros fut à l’origine de sa vocation taurine : « La haine du toro assassin, même si cela vous semble incroyable, m’inspira l’envie d’être torero. Tuer des toros […] qui tuent des hommes faits à l’image de Dieu, voilà la mission que je remplirais désormais sur la terre. » 
 
Mission qui fut tout autre ! En réalité, la connaissance qu’il avait du monde de la tauromachie trahissait une attirance et une fascination profondes pour cet univers qu’il était censé détester. D’où l’ambivalence de certains de ses écrits. En effet, c’est surtout dans son style, dans le soin qu’il mettait à rendre les fastes de la fiesta nacional, dans sa description minutieuse et clinique du public et du spectacle, qu’il dévoilait sa fascination.
 
Il exprimait sa difficulté à rendre l’émotion, maître mot du spectacle : « Ce qui opprime l’esprit artistique, c’est l’impossibilité de rendre par le mot ce fluide vital […]. Tous attentifs à la partie technique et compensant par des termes techniques totalement rebattus le manque de vision, l’émotion, telle qu’elle est, n’a jamais été rendue ». 
 
Noel donne l’impression de s’engager dans une course frénétique et désespérée contre une émotion brute, primaire, qu’il pourchassait, mais qu’il ne parvenait pas à saisir. La fiesta nacional ne se prêtait pas si facilement à ses exercices de style, elle lui résistait : « Et voilà pourquoi les corridas sont indescriptibles : parce que ce sont des émotions qui échappent à tout art, si étranges et si brutales qu’elles sautent depuis l’arène jusqu’au cœur, sans aucune transition ni préparation […]. Les corridas ne sont pas du domaine de l’art, elles sont un cauchemar devenu réalité par le biais d’une série de surprises violentes et incroyables. ». « Émotions… étranges et brutales… le cœur. violentes et incroyables » renvoient à l’isotopie de la sensation qui déconcerte celui qui, jusqu’alors, se disait insensible, médecin plutôt que malade, observateur clinique plutôt qu’observé.
 
Azorín qui, très tôt, conseilla à Noel de tempérer sa tendance à l’hyperbole, avait perçu l’ambivalence stylistique de celui qui incarnait l’anti-flamenquista furibond : « La lecture de ses travaux, parfois, produit en nous un effet d’exaltation sur ce qu’il s’agit de dégrader ou de condamner […]. Noel connaît tout dans tous ses détails ». Rien ne lui échappe. […] Personne n’a décrit avec plus d’enthousiasme, avec plus d’exaltation, les danses d’une célèbre danseuse […]. Quel est donc ce sortilège ? Nous venions chercher un remède contre le venin taurin et nous nous retrouvons face à une délectation morose. »
 
(A suivre)
 
Patrice Quiot