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Jeudi, 14 Avril 2022
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Eugenio Noel : L’anti-torero, aussi flamenco qu’un torero… (1)
 
« Eugenio Noel, de son vrai nom, Eugenio Muñoz Díaz, naît à Madrid le 6 septembre 1885. 
 
Issu d’une famille très humble, son père, Victoriano Muñoz, était berger sur les terres de Ciudad Real puis barbier à Madrid et sa mère, Nicasia Díaz, domestique au service de la duchesse de Sevillano.
 
Il choisit son surnom par amour pour María Noel, chanteuse de l’époque.
 
A la séparation de ses parents, il est placé chez la duchesse de Sevillano. La duchesse veille à l’éducation scolaire d’Eugenio Noel et décide, avec l’aval de sa mère, qu’il doit épouser la carrière ecclésiastique. Il entre au séminaire conciliaire de San Dámaso à Madrid, mais, n’ayant aucune vocation sacerdotale, il finit par abandonner cette voie et commence des études de droit.
 
Sa carrière littéraire débute en 1909, au moment où l’Espagne entre en guerre contre le Maroc. C’est Ortega y Gasset qui l’engage à s’y rendre, ce qu’il fait, en étant à la fois soldat et correspondant du journal « España Nueva ».
 
De retour en Espagne, il est incarcéré pour les idées républicaines qu’il défend dans ses articles ; il y critique notamment l’inutilité de la guerre marocaine. C’est pendant cette période qu’il connaît Amadea Mesonero, cubaine de vingt-et-un ans, avec qui il se marie et dont il a sept enfants. 
 
En 1911, il décide d’entamer sa croisade anti-flamenquista – c’est-à-dire contre la tauromachie et le flamenco – depuis les colonnes du journal « España Nueva », ce qui lui vaut d’en être renvoyé. 
 
Il poursuit néanmoins ses campagnes et, dès lors, il alterne ses pérégrinations en Espagne et à l’étranger avec son métier d’écrivain. En dépit d’une production littéraire régulière (il a écrit de nombreuses nouvelles, des romans et essais), il n’est jamais parvenu à sortir sa famille de la misère endémique dans laquelle elle vivait. 
 
Il meurt des suites d’une bronchite, à Barcelone, le 25 avril 1936. 
 
Si Noel s’intéressait aux types sociaux de son époque, c’est surtout le loisir favori des masses qu’il allait analyser.
 
Le thème taurin est prépondérant dans nombre de ses nouvelles et ses essais. La presse aussi lui servait de support et il écrivit certains des chapitres anti-taurins de ses essais dans « España, semanario de la vida nacional ». 
 
Noel consacra une grande partie de sa production littéraire au flamenquismo, ou plutôt à l’anti-flamenquismo. Il écrivit quatorze essais sur ce thème : El flamenquismo y las corridas de toros (1912) ; República y flamenquismo (1912) ; Pan y Toros (1913) ; Escenas y andanzas de la campaña antiflamenca (1913) ; Las capeas (1915) ; Nervios de la raza (1915) ; Señoritos chulos, fenómenos, gitanos y flamencos (1916) ; Juicios de valor (1917) ; Piel de España (1917) ; Cornúpetos y bestiarios (1920) ; España nervio a nervio (1924) ; Raza y alma (1926) ; España fibra a fibra, Madrid (1927-1930) ; Taurobolios y verdades constrastadas. Hombres e ideas de América y de España (1931).
 
Écrivain bohème, son physique était en accord avec la mode de l’époque, qu’il poussait à l’extrême, et qu’il maintint toute sa vie : Longue moustache, cheveux jusqu’aux épaules, grande cape, une allure qui finit par être en décalage avec son temps.
 
L’apparence carnavalesque et la pose théâtrale caractérisaient un écrivain en quête de popularité. Son souci prononcé pour le paraître, le soin minutieux qu’il portait à son physique, dévoilaient un culte de la personnalité assez poussé, au point de faire douter de la véritable motivation de son engagement anti-taurin. 
 
Aimant se faire prendre en photo et poursuivant ce goût pour l’exhibition, il se déguisa et se fit photographier en portant l’habit de lumière. Son aspect trapu détonnait par rapport à la sveltesse traditionnelle du torero, accentuant le grotesque et le ridicule du personnage. Véritable nécessité vitale et psychologique, la célébrité devint son unique dessein et, selon certains critiques, la seule raison de ses campagnes anti-taurines : « L’accès de Noel à la popularité fut le résultat […] de la recherche assez délibérée d’une cause à laquelle se consacrer ». « Un joven melenudo, pequeño, audaz […], escritor humilde […], un joven pobre, solo, de largas melenas […], solo, siempre solo, pobre, siempre pobre. » 
 
Son excentricité se retrouvait dans son écriture. 
 
Satirique, ironique, Noel cultivait le goût pour la parodie qu’il obtenait en combinant les expressions soutenues et le vocabulaire familier. Il affectionnait les néologismes, les formes archaïques, le mélange du dialecte et du langage populaire, autant de moyens différents pour dépasser les usages linguistiques habituels qu’il considérait insuffisants et pauvres.
 
Certains trouvaient son style grossier et vulgaire.
 
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Par ailleurs, Noel aimait utiliser un vocabulaire scientifique qui répondait à une exigence personnelle, mais qui n’était pas sans conférer un style un peu pédant à ses pages. Il caricaturait le chant et la danse flamenca par le biais de descriptions dénigrantes qui mettaient l’accent sur les distorsions du visage du cantaor. Noel disait de ce dernier « qu’il ne chantait pas, mais qu’il vomissait » et les contorsions de la bailaora qui exécutait, selon lui « une danse macabre et infâme ».
 
La jouissance du langage se manifestait également par le biais de la recherche d’un lexique approprié et à la hauteur de son mépris anti-flamenquista. Le recours au vocabulaire clinique et médical pour décrire le comportement du public, dans les arènes et dans les cafés cantantes, était le plus fréquent.
 
Dans Escenas y andanzas, Noel parlait d’un public « hyperesthésique », « neurasthénique », « hystérique », aux « rires épileptiques » 
 
Dans « Une corrida de toros dans le cloître de Saint-Benoît-le-Rouge », il montre de façon burlesque le ridicule d'un couvent tout excité par l'organisation d'une « corrida » dans son enceinte. Corrida grotesque au bout de laquelle le novillo Agustín éventre un frère convers et se paye un cardinal du Sacré Collège. Dans « Le toro de la plaine de Tordesillas », il pourfend la veulerie générale d'un village en décrivant le calvaire d'un malheureux toro brûlé par le feu d'artifice devant un public bestial composé de « femmelettes qui se pissent dessus par plaisir ». Dans « Episodes d'une capea à Villalón », deux crétins illettrés jouent leurs fiancées, « l'une hommasse », « l'autre stupide », pour savoir lequel des deux réussira l'imbécillité la plus énorme. Les deux auront la même idée : lâcher les toros au milieu de la foule « épileptique ». Résultat : un carnage. 
 
Ailleurs, à Sepúlveda, une estrade s'effondre et un toro monstrueux fait une bouillie sanguinolente de ses occupants. Dans « Train spécial corrida en Castille», une foule dantesque de paysans qui sentent « une odeur de fumier » et de femmes parfumées « à la naphtaline » prennent d'assaut un train pour aller voir toréer El Ceporro, « le membrú », El Arcipreste, «l 'archiprêtre », et El Molar, « le broyeur ». 
 
Pour Noel, les costumes de lumières sont « des costumes régionaux dégénérés, témoignages magnifiques mais en décomposition de notre génie ». Le défilé des toreros à Candelario a « un air de pantalonnade » des plus comiques. Les arènes sont une « carapace égalitaire et répugnante » et le picador Zumo de Limón (jus de citron) est « un tonneau déguisé en fantoche ». » (Libération, juillet 2002)
 
Ce vocabulaire permettait de décrire « des malades qui avaient attrapé la lèpre » dans les arènes devenues tantôt « des latrines », tantôt « un foyer d’infection ». Les images d’un « peuple rongé, pourri, en décomposition » étaient le leitmotiv de nombre d’écrits.
 
Conscient qu’il n’était pas le premier à s’attaquer à la fiesta nacional, il prenait soin de se démarquer de ses prédécesseurs. Son combat passait par l’analyse du terrain, le recours à des informations, des données chiffrées, et une connaissance scientifique du sujet. Ce bagage d’érudit constituait son atout majeur pour désarçonner l’adversaire. 
 
Eugenio Noel ne cessait de proclamer son entêtement et sa détermination d’en finir avec les corridas : « Moi, je ne céderai pas. J’ai entrepris le projet de révolutionner l’opinion contre le flamenquismo. Y réussirai-je ? Peu m’importe… Que j’atteigne ou non mon idéal, mon devoir est de me battre pour lui. Que viennent les rires, les injures, les dénonciations anonymes et les agressions. C’est le cadet de mes soucis. » 
 
Tel un prophète, il prétendait guider le « peuple sur la voie de la régénération ». Son entreprise se caractérisait par l’action et reposait sur sa persévérance, seuls moyens efficaces pour déclencher une véritable opposition nationale : « J’écrirai tant que la presse m’acceptera […] et jusqu’à ce que se déchaîne une croisade énorme contre l’afición […]. Je donnerai des conférences, je fonderai des journaux, j’exciterai les intellectuels, je m’allierai aux socialistes et j’éditerai des livres. Et, si tout cela est fait en vain, j’aurai la satisfaction d’avoir rempli mon devoir comme un bon journaliste et un bon patriote. »
 
Tel un Don Quichotte – c’est le personnage romanesque auquel nombre de critiques le comparaient – il arpenta l’Espagne du Nord au Sud. D’ailleurs, il adhérait lui-même à cette comparaison. 
 
En établissant un parallèle entre sa campagne contre les corridas et la satire des livres de chevalerie, il assumait un rôle identique à celui de Cervantès: 
 
« Après la lecture des livres de chevalerie, rien d’autre n’a fait autant de mal à notre race que les corridas. »…..
 
A suivre…
 
Patrice Quiot