Jeudi 28 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE
Samedi, 02 Janvier 2021

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L’ascension du A.30...

C’est le  matin du J 19 du dernier confinement que j’avais décidé l’ascension du relais météorologique de l’Aigoual.

Le relais météo de l’Aigoual, l’immense, l’inaccessible, le fabuleux relais déjà repéré et nommé sur les cartulaires de Colomb, sur les mappemondes chinoises, les pyramides de Khéops, Khephren et Mykérinos, évoqué dans les chroniques d’Antonio Díaz-Cañabate et représenté sur les cartes postales que vend le bureau de tabac de L’Espérou.

Le relais météo de l’Aigoual qu’avec peur et respect, les alpinistes chevronnés et les toreros de cartel nomment prosaïquement l’A 30.

L’A30 fait partie des plus grands sommets du monde.

Comme l'Everest pour l'Asie, l'Aconcagua pour l'Amérique du Sud, le Kilimandjaro pour l'Afrique, le Mc Kinley pour l'Amérique du Nord, le Vinson pour l'Antarctique, l'Elbrouz pour l'Europe, la Pyramide de Carstensz pour l'Océanie et la Montagnette pour Nîmes, l’A30 est un mythe pour le département du Gard d’une façon générale et pour le canton de Valleraugue d’une façon particulière.

Les références historiques et littéraires de l’A30 parlent d’elles-mêmes.

C’est à son sujet qu’Archimède avait posé le théorème ; c’est lui qu’avaient franchi les éléphants d’Annibal ; c’est en parlant de lui que Jules César avait dit : « Veni, vidi et non vinci ! ».

Les Huns d’Attila s’y étaient arrêtés pour une pause repas et Vercingétorix aussi pour une pause pipi. Plus tard, Henri IV et François Ier y honorèrent leurs maitresses respectives ; Louis XIV voulut le copier lorsqu’il fit construire Versailles, mais ce con de Le Nôtre l’en dissuada et Bonaparte y contracta les aigreurs qui, toute sa vie, lui rongèrent l’estomac.

Plus près de nous, Karl Marx y trouva la source de la notion d’élévation prolétarienne et Mao s’en inspira pour sa Longue Marche.

Luis Miguel Dominguín y puisa son : « ¡ Yo soy el numero uno ! ».

Selon Ana Soria: « Son escalade  qui confine à la dévotion lui confère un caractère éminemment féminin » ; selon Sylvette Fayet : « Il crée un lien cosmogonique entre Les Plantiers et St André de Valborgne », pour Françoise Dumas, il représente un « modèle politique » et pour José Tomás, il est intimement associé à «Navigante».

Quand on sait que le chroniqueur cycliste du « Midi Libre » a écrit dans l’édition du 14 octobre 1994 que « son pourcentage de pente aurait effrayé Lapébie », que le Poète voulait installer une station d’essence à son sommet et que François Hollande songea à en faire son emblème pour les Présidentielles de 2012 avec comme devise « Usque non ascendam », on ne peut que rester coi, même si, selon Robert Margé : « ... Son escalade est une grosse couillonnade par rapport à celle du Plateau de Valras ! »

Fort de ces références coutumières, Marcel Proust m’en avait suggéré l’idée par le biais de Jean-Claude, le patron de « L’Annaba » avec lequel il partagerait certains goûts.

« D’autant plus », ajouta Marcel la Moustache, « que l’ampoule de gauche est à changer et que la mairie de Camprieu n’a pas le temps de le faire ! »

Cet argument qui pesa aussi lourd qu’une grande faena de Marcos fit basculer ma décision.

Malraux, associé à l’affaire, fournirait les cordes - « les mêmes que celles qui amarraient les canons de la bataille de Brunete » - me fit-il préciser, et Rabelais me téléphona sur en m’assurant qu’il apporterait la gamelle.

Aussi, avec Hemingway, rencontré la veille chez Titou, au «Bar de la Mairie», nous partîmes un matin de bonne heure, coupant à travers les bois de la forêt domaniale.

Ernest avait pris le fusil à lunette au cas où il croiserait, du côté de col du Pas, un Sánchez Ibargüen à poil laineux en cavale de la maison centrale du Vigan; moi, je m’étais seulement assuré de la rigidité de ma canne au cas où il conviendrait d’achever le travail et aussi pour donner le change au cas où les gendarmes embusqués au rond-point de Pont d’Hérault viendraient nous chercher des noises.

Nous traversâmes les champs de rosée sous la pluie des calamines en fleurs.

Il faisait doux quand le châtelain du Rey envoya à notre rencontre ses reitres suisses et ses Requetés espagnols.

Ernest en décima quatorze, les dépeça puis se lava les mains dans l’eau glacée du Clarou où pêchaient le spectre de Fred Cazalet et celui de Manolete.

On s’arrêta pour un brin de causette après qu’ils nous eurent révélé que, comme les pêcheurs de Barbate et les furtivos du Guadalete, ils appâtaient aux vers de Guermantes, qu’ils étaient montés avec un fil d’espoir de 1933 et un hameçon d’or de Thélème.

Dans le ciel volaient les corbeaux de La Fontaine, les hirondelles de Salluste et de la Maestranza, un rossignol stridulait un chant imbécile, une pie voleuse emportait un torero mort et le relais émettait des signaux noirs dont la fréquence recoupait les constellations de l’univers.

Le jour ne se levait pas.

J’avais choisi l’A30 plutôt que le K2 ou autre simple vallonnement parce que je voulais voir l’horizon de mes racines en perdant mes vieux yeux dans la brume de sa cime.

Du sommet, je reverrai tout : du Tourmalet de Federico Bahamontes à l’Old Trafford de Bobby Charlton ; du Camas de Paco Camino à l’Ávila de Julio Robles ; de la Croisette d’Ava Gardner à la plage d’Hossegor, où, un soir d’été, j’avais croisé une vieille américaine en robe de lamé qui jouait du piano en buvant une « Budweiser » au goulot.

Le visage de ma mère s’inscrirait dans le vol des oiseaux de proie, celui de mon père dans les stalactites de la Grotte des Fées, celui de mon frère dans les effluves des distillats de Carthagène et celui de ma fille dans l’œil des garennes roux.

Au nord, Shakespeare, Yourcenar et Karen Blixen ; à l’est, Tolstoï, Tamerlan et Confucius ; à l’ouest, Steinbeck, Cochise et Little Big Horn ; au sud, Valery, Cervantes et les coquelicots de Benalup.

Ernest buvait, buvait et buvait.

La  vieille gnole des vignerons de 1907 lui plaisait ; « My kingdom for a drink ! » hurlait-t-il en lissant sa barbe jaunie de la fumée du tabac de la Havane.

L’escalade commença.

Le jour se levait.

Arrimé de cordes de soie, je m’élevais dans le soleil d’Austerlitz ; un chat roux me regardait commentant ma course avec Rabelais qui nous avait rejoints avec la roulante.

Le félin se permettant des remarques sur ma technique en la comparant à celle de son cousin qui avait été pensionnaire chez Maurice Herzog, Rabelais lui mit un grand coup de pied dans sa tête pour lui enseigner la politesse et le ramener à son statut d’animal.

Le greffier s’en fut en citant Horace : « Le sage ne reconnaît de supérieur que Jupiter », ce qui veut dire « Peu me chaut » quand on est délicat et « Va te faire e…, sale fils de p… » lorsqu’on l’est un peu moins et qu’on a été élevé du coté de Trappes.

Dès le premier palier, je sus que ça le ferait.

Les visages de mon père et de ma mère ne me hantaient plus, celui de mon frère souriait et ma fille me conseillait de redescendre au plus vite pour m’occuper d’affaires de mon âge.

Certes, je peinais avec ma jambe de fer.

Mais, de la rue du Puits Couchoux à Nîmes, comme de son piso de la Algaba, l’ami Peytavin et l’ami Molina qui suivaient en direct ma progression sur Google m’incitaient à poursuivre et comme Caissargues, Milhaud, Trebujena et Marguerittes me lançaient des œillades d’œillets, je continuai.

De mes yeux myopes, je voyais maintenant l’univers.

Je grimpais, je grimpais, solitaire comme un prédicateur antique mais bénissant des multitudes entières en suant des gouttes d’oreilles d’or.

« Malheureux », dirait Maryse, ma  vieille copine de Dordogne, que c’était beau !

La douceur d’une passe de Morante, la force d’une trinchera du Viti et la rondeur d’un plat de menudo de chez Carmelo, là-bas à Chipiona, au coin des avenues de Séville et de Jerez.

Au deuxième palier et comme Antoñete, l’air vint à me manquer. « Le tabac brun » dirait la belle-mère, « Les alvéoles pulmonaires » dirait le pneumologue, « L’asthme » dirait Proust, « La coke » dirait Malraux, « Le vin blanc des encierros de Pamplona » dirait Hemingway.

Je respirai un bon coup et repartis la canne au fusil.

Presque au sommet, j’aperçus les ombres de Cazalet et de Manolete qui venaient d’attraper un silure. Je les vis le gaffer sur la berge avec la puya de Martín Toro.

Le poisson avait des dents comme des cornes.

Je sais que là-haut, dans la douce lumière de ce qu’il aimait, notre ami Fred l’accommodera en persillade accompagné d’une salade vagabonde, celui de Cordoue laissant à maman Angustías le soin de l’apprêter en adobo.

L’escalade se poursuivait dans la fluorescence du granit aux étoiles.

Au pied du bâtiment, Proust grignotait une madeleine, Malraux se faisait une ligne, Ernest buvait maintenant la tequila de l’agave de Zapata, Rabelais cuisinait un ragoût de chat et, assis sur une chaise Louis Philippe, Morante de la Puebla donnait trois passes au garenne roux.

Dans sa maison de Cuenca, Marcos dormait.

J’arrivai enfin au sommet et changeai l’ampoule.

L’ascension m’avait pris douze secondes et quarante-huit centièmes, record absolu de la chose inscrit au «Guinness Book», consigné dans les archives secrètes du Vatican et enfermé dans le coffre-fort notarial de Christian Chalvet.

La clique municipale m’attendait au pied du mât en jouant « L’Internationale ».

Jean-Paul Fournier fit un discours qui ne sera pas consigné dans les archives secrètes du Vatican, «Lucette», du square de la Couronne, fournit les portions de pizza et la Confrérie des Costières le pinard qui allait bien.

Simon m’offrit une entrada aux tribunes spéciales, Rani Assaf une place aux Costières, Etiennette Martin un ticket de repas chez « Nicolas », Yvan Lachaud un tour de barque sur le canal de La Fontaine, Daniel Richard un agneau bio dont le lignage remonte à Antonin, David Tebib un ballon de hand dédicacé par Nikola Karabatic, Vincent Bouget un abonnement à « L’Huma », JOL une palette de couleurs détaillant toutes les nuances de bleu , Daniel Peytavin une carte de réduction SNCF, Christian Chalvet un sous-seing privé, Françoise Vicens son élégance, Nadine St Jean un bouquet de fleurs de son mazet, Gilles Schneider le premier vinyle des « Stones », Dominique Pourreau une photo de Gabrielle en expliquant le pourquoi de la chose au micro de Jérôme Plaidi.

Eddie fit un dessin de moi avec en arrière-plan Pauline et Masson, Fabrice Gohier prit l’engagement écrit de tuer un Miura, Grenouille celui de me raconter la vie d’Aurelio Calatayud, Yves et Alain Layalle celle de leur grand-mère, Vincent Tessier celle d’Henri ; quant à son cousin Jacques, il s’engagea sur la croix à m’absoudre de tous mes péchés.

J’ai rangé tous ces cadeaux dans la bibliothèque de mon bureau.

J’ouvrirai de temps en temps cette cave aux trésors et quand je sentirai la vie filer entre mes doigts, je disperserai ces souvenirs dans le vent aigre qui souffle du Nord.

Ils s’envoleront très loin au-delà de l’A30, dans le ciel des constellations que voyaient Magellan et Amerigo Vespucci, reflétant dans le cours du Gardon les couleurs nocturnes du ciel de mes chimères de toros.

CON  UN ABRAZO DE CUERPO ABIERTO, BONNE ANNÉE 2021...

Patrice Quiot