Vendredi 29 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE...

kl13ph

KEY LARGO (2) - Extrait du « Recueil de nouvelles du Prix Hemingway 20O6»/Editions Au Diable Vauvert...

 

Cette autre nouvelle mienne….  

… Ce fut là que lui, le pauvre novillero d’Aranda de Duero, maigre et laid, qui n’avait jamais vu le soleil des grandes arènes, les lumières tamisées des bars des palaces, la foire de Séville et les encierros de Pamplona, qui s’était exilé dans ce pays de cactus, de marais et de sable, avait su séduire la blonde, l’ensorceler, lui prendre tout ce qu’elle avait.

Pour lui, elle avait acheté cette propriété de Key Largo où des serviteurs noirs l’entretenaient dans un luxe décadent ; pour lui faire plaisir, elle l’avait invité au « Wellington »,  au « Yoldi » et à l’« Alfonso XIII » ; avec lui, elle avait descendu en radeau le Guadalquivir en citant Mark Twain, bu l’anis gras de Chinchón, fréquenté les travestis de Sanlúcar du Barrameda et taggé de son nom le monument franquiste de la Vallée de Los Caídos.

A sa demande, elle avait proposé à un mendiant digne de Murillo de devenir l’amant de la serveuse obèse qu’elle employait aux basses besognes et à laquelle elle confiait l’égorgement des volailles ; pour lui, elle s’était plu à soudoyer la presse du ruisseau pour briser les légendes de « Joselito » et de « Manolete »,  et faire haïr aux coiffeuses  les yeux de « Paquirri ».

La nuit de lune verte, quand la blonde avait noyé son mari, la voix du «  Terremoto de Jerez » avait rendu ridicules les borborygmes de piscine de ce paillasse en pantalons à carreaux qui hurlait son nom.

Mais ce dont Antonio Garrido était le plus fier était de l’avoir  rendue nostalgique ; cette langueur qui confinait au « duende » lui évoquait les coplas de «  La Niña de los Peines ».

Souvent, le soir, sur le home cinéma du petit salon, la blonde se repassait à l’envi les faenas de Rafael, le « Atrevido » d’Antoñete,  le « Clarín » de Manzanares ou « Faculdades » avec Juan Antonio Ruiz.

Relâché,il la regardait en attendant son heure.

A l’aube, avant de se coucher, elle lisait « Madame Bovary » en buvant une infusion de lemon-grass.

Les lamantins avancent calmement et obligent la femme blonde à se déplacer pour continuer à les regarder. Elle marche lentement vers le bateau amarré sur le ponton et le longe jusqu'à la proue.

Épuisée par cet effort, elle s'affale sur un fauteuil sans quitter les lamantins des yeux.

Antonio Garrido ne dort plus.

Car maintenant, à cinq heures et demie de l’après-midi à Key Largo, il  lui faut conclure.

L’épée du « Tato » brille dans le vestibule.

Le poison du « Brujo » a fait son effet. La créature a chaud et son cœur doit déjà battre moins fort.

Antonio Garrido attend.

Il connaît les effets des plantes.

Il sait que cette décoction de hierbabuena mélangée à du « Jack Daniel’s » qu’il a servie en cold drink à la blonde avant le chili con carne arrosé de Chardonnay lui ferait bien prendre la passe et bien baisser la tête.

Nu, seulement chaussé de ses zapatillas, il fixe l’épée que lui présente l’obèse.

Son œil trouve immédiatement le centre du salon.

Il s’ancre au sol, les talons bien à plat, le menton posé sur la poitrine et, avançant doucement la paume de sa main  gauche, il appelle la blonde qui vient en trottinant avant de s’arrêter à dix mètres.

« Venga, rubia bonita», murmure Antonio Garrido.  

De toutes ses forces, la blonde s’arranque.

Il reçoit la charge sans rompre d’un pouce ; dans le même terrain et le même souffle, il enchaîne une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept naturelles « de carao » et la plus longue passe de poitrine de tous les temps; puis, tranquillement, il recule, monte lentement l’épée, se hisse sur la pointe des pieds, ajuste son bras droit, se croise à la perfection, la cite sur l’envers de sa main gauche  et l’estoque d’un recibir au ralenti.

Comme l’avait fait « El Tato » avec«  Cervato ».

C’est ainsi qu’Antonio Garrido tua la blonde.

L’adjoint Ramón González et  le shérif Dick Hotter Junior l’arrêtèrent le lendemain. Ils lui rappelèrent ses droits constitutionnels puis l’inculpèrent de  meurtre barbare avec mutilation avant de l’enfermer dans la prison de Key Largo.

Un mauvais avocat de Dallas ne sut défendre Antonio Garrido et le «  Grand Jury » de l’Etat de Floride prononça à son encontre la peine capitale.

Dans son uniforme gris, le n° AA2011 B passa sept ans dans le couloir de la mort du pénitencier de Miami.

Antonio Garrido s’assit sur la chaise électrique le 30 août 1985 à 15h.33 pm.

Ce jour-là, à Key Largo, sur le coup 15h.45 pm, certains habitants qui regardaient le Ed Sullivan’s Great Show notèrent une brève chute de tension sur leurs récepteurs de télévision ; d’autres ressentirent un goût amer au fond de la gorge. Ce jour-là, en Espagne, à 20h45 dans la contre-piste de l’arène de Colmenar Viejo, « Chocolate », le valet d’épée, ressentit la même chose.

Au centre du ruedo, José Cubero « El Yiyo » levait une seconde fois l’épée pour essayer de mettre à mort le toro « Farceur »...

Patrice Quiot