Vendredi 29 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE
Lundi, 14 Décembre 2020
kl13ph
 
KEY LARGO : Extrait du « Recueil de nouvelles du Prix Hemingway 20O6»/Editions Au Diable Vauvert...
 
Cette autre nouvelle mienne…
 
Un couple de lamantins évolue dans la crique.
 
Les ayant remarqués, elle se lève d'un profond fauteuil en rotin et s'accoude sur le ponton. Bien que ce soit la première fois qu'elle en voie de si près et qu'elle suive avec attention leur nage, aucune lueur n'allume ses yeux. Ses pensées vagabondent. Elle cherche une idée. Elle se tient sous une véranda au toit de palmes tissées qui borde la mer. Cette maison isolée de Key Largo lui appartient à elle ou à son mari, peu lui importe. Il lui semble avoir passé des années dans cette île et devoir y passer des années encore.
 
Si elle avait eu une montre, elle l'aurait regardée toutes les minutes.
 
Antonio Garrido dort.
 
L’épée du « Tato » hante son rêve.
 
C’est une « Luna  à trois canaux» au fil parfait et dont la «mort» a occis plus de trois mille cinq cents toros.
 
C’est elle qui tua « Cervato ». 
 
Les neurones d’Antonio Garrido fonctionnent à toute vitesse. Il sait tout de l’épée du «Tato».
 
Mais l’histoire qu’Antonio Garrido préfère pour sa grâce meurtrière  est celle qui lie l’épée à « Cervato ».
 
« Cervato », de l’élevage de Manuel Bañuelos y Salcedo, s'était échappé le 18 avril 1858 de l'encierro qui devait le conduire à la plaza de toros de la Puerta de Alcalá de Madrid. Apeuré, « Cervato » avait descendu la rue de Alcalá, jusqu'au Paseo del Prado et était entré dans le quartier du Barquillo avant de parvenir à la rue de la Libertad. Dans son escapade, il tua un étudiant vétérinaire, une mule et blessa trois personnes dont "Tío Luis", le mayoral des arènes.
 
«Cervato» serait couru le lendemain et Antonio Sánchez « El Tato », qui alternait ce jour-là avec son beau-frère Curro Cuchares, l’avait tué d'une estocade entière après une faena de neuf naturelles et d'une passe de poitrine.
 
L’épée du «Tato».
 
Elle est exposée dans le vestibule de la villa de Key Largo, à côté du Colt 47 de William Cody et du portrait en pied du général Custer.
 
Arrivée là par le sordide hasard d’une vente aux enchères.
 
Un gros commissaire-priseur transpirant la suffisance et la bière l’avait proposée dans un lot sans la présenter, sans lui rendre hommage, sans rien.
 
« A spanish bull-fighter’s sword of the late XIXth century » avait dit ce gros porc.
 
Le mari de la femme accoudée sur le ponton l’avait achetée comme ça, sans savoir.
 
Cinq mille dollars payés cash en billets verts. Antonio Garrido en avait vomi de rage et de honte.
 
A côté du mari, dans le fond de cette salle des ventes de Miami, il y avait la femme blonde ; de fines gouttelettes de sueur frisottaient sa nuque. 
 
Elle qui a si chaud et qui transpire se met à penser à de longues étendues canadiennes balayées par les vents. Cette idée ne la rafraîchit pas, il n'y a pas le moindre souffle de vent à Key Largo.
 
C’est quand il l’avait vue avec ses gouttelettes de sueur sur la nuque que l’idée était venue à Antonio Garrido.
 
Avant, il n’avait jamais su séduire un toro.
 
Il avait cependant tout essayé : les piques assassines, la muleta basse, les doblones criminels et les combinaisons scabreuses proposées par les activistes du mundillo.
 
Mais rien n’y avait fait car il ne savait pas tuer.
 
« Seule, l’épée du « Tato te le permettra ; trouve-la », lui avait dit le « Brujo ».
 
Alors, Antonio Garrido avait quitté Aranda de Duero.
 
A Key Largo, il se nourrissait mal de hamburgers et de pizzas, buvait des cannettes de « Budweiser », dormait dans un motel de l’autoroute, se lavait occasionnellement et entretenait une aventure avec une serveuse obèse.
 
Antonio Garrido y pensait quand, avant de prendre son poste de vigile dans une conserverie d’ananas, il courait dans les bayous et croisait les caïmans dans l’eau saumâtre des palétuviers en décomposition.
 
Un soir de semaine  la serveuse obèse l’amena à la salle des ventes de Miami Beach… (A suivre)
 
Patrice Quiot