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DIVAGATIONS DE PATRICE
Mercredi, 02 Décembre 2020

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Cette nouvelle mienne : RIGOR MORTIS... (1)

 

Extrait du « Recueil de nouvelles du Prix Hemingway 2012»/Editions Au Diable Vauvert...

Il était né là-bas.

Personne ne savait quand et on ne connaissait rien de son origine.

Il n’avait pas de nom.

Sur l’écorce d’arbre qui lui servait de papiers d’identité, était seulement gravé : « Rigor Mortis ».

C’était ce qui le caractérisait, le fondait et le rendait unique.

L’année de la grande pluie après la guerre des mille jours, un charbonnier albinos de Casas Viejas l’avait trouvé un matin qui n’était pas celui de la nuit où il vint au monde.

Raide comme une traverse de voie ferrée, dur comme le cœur d’un vieil olivier, assoupi dans ses déjections d’or fin, l’enfant figé dans sa rigidité cadavérique dormait dans la tourbe des sangliers.

Assotté d’aguardiente, l’homme solitaire cracha sur le sol et ramassa la chose.

Sans lui prêter cas, il la jeta sur son épaule, la mêlant aux fagots d’eucalyptus.

Bercé par le pas de l’albinos, l’enfant raide se mit à chanter.

Le « Confutatis » du Requiem de Mozart disait :

« Confutatis maledictis

Flammis acribus addictis,

Voca me cum benedictis.

Oro supplex et acclinis,

Cor contritum quasi cinis,

Gere curam mei finis .»

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De retour dans sa hutte, le charbonnier posa la chose dans un coin sombre et l’y oublia.

De là, la chose, dure comme la pierre des murailles de Medina Sidonia et tendue comme l’arc des guerriers de Tariq ibn-Ziyad, s’enivrait de la beauté lumineuse des constellations.

Une à une, il invoquait les vingt-huit maisons que les Arabes nomment « manazils » ou l'écliptique en douze parties égales que les Chaldéens appelaient le zodiaque.

A la nuit finissante du troisième jour, le charbonnier enfin l’observa.

Sa taille, son poids n’étaient nullement singuliers.

Mais, d’une noblesse certaine, la ligne du nez, l’acuité du regard, l’ovale du visage étaient presque monarchiques.

Le cheveu noir, les bras minces, les attaches fines et les jambes bien formées laissaient imaginer une ascendance de sang bleu.

Cependant, ce qui dominait dans son apparence était la fixité.

Une splendeur de rigidité qui se mouvait sans contrainte aucune.

Un robot de chair.

Les membres momifiés, la fixité de papyrus du visage, la belle ankylose des muscles figés dans une raideur totémique s’opposaient au fonctionnement parfait des entrailles, à ce cœur qui battait, à ces poumons qui soufflaient, à ce sang qui pulsait fort dans les artères et faisaient de la chose un pur trésor.

Un trésor d’horreur et de morbidité.

Ces traits marquant peu de dispositions à abattre à la hache et à scier les grands feuillus puis à les empiler en  cordes pour les réduire en charbon, le charbonnier albinos comprit que la chose lui serait nullement utile.

Un jour de marché, contre un abonnement à la plaza de toros, il la céda à un médecin juif de Séville qui habitait calle Bétis, sur la rive droite du fleuve.

Le médecin nomma sa maladie à la chose : « Rigor mortis » et lui  confirma que ce serait son nom.

Il lui enseigna aussi ce qu’elle était : « La rigidité se caractérise par une perte d'élasticité des tissus , et notamment des muscles, causée par la coagulation de la myosine , une protéine qui y est présente.   Elle est due à l’arrêt des pompes ATPasiques qui entraîne une accumulation des ions calcium Ca 2+ dans le réticulum endoplasmique des cellules musculaires. Par le biais de cette altération, la concentration cytoplasmique du Ca2+ augmente. Sous l'action de cet ion, des ponts entre les filaments d’actine et de myosine se forment, ce qui entraîne l'immobilisation du muscle ».

Instruit de cela, Rigor Mortis grandit.

Il se nourrissait de perfusions de calamines en fleur, de crapauds verts et de ces insectes que les Chinois nomment xiēzi.

Il aimait aussi les « tocinos del cielo » que vendait la pâtisserie «La Campana», calle Sierpes.

Une employée les lui glissait délicatement dans la bouche.

«Momo», l’ailier droit, l’amenait dans son cabriolet assister aux matches de son équipe au stade Sánchez Pizjuán.

De la voiture rouge, il aimait la cambrure du cheval dressé qui en constituait l’emblème, mais il était surtout fasciné par la somptuosité fine de cette mécanique parfaite qu’il écoutait avec ravissement le long de l’avenue de Las Palmeras dont il croquait les oranges amères.

Ensemble, ils ne manquaient jamais le « Lavapié » du vendredi saint qu’ils pratiquaient de la façon dont le décrivait l’Evangile selon Jean: « Avant la fête de Pâques, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, mit le comble à son amour pour eux. Pendant le souper, lorsque le diable avait déjà inspiré au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer, Jésus, qui savait que le Père avait remis toutes choses entre ses mains, qu’il était venu de Dieu, et qu’il s’en allait à Dieu, se leva de table, ôta ses vêtements, et prit un linge, dont il se ceignit.

Ensuite, il versa de l’eau dans un bassin, et il se mit à laver les pieds des disciples, et à les essuyer avec le linge dont il était ceint

Le jour de Pâques, avant de reprendre son travail de placeur de voitures qu’il accomplissait avec le zèle obsessionnel d’un horloger suisse, il communiait à la basilique de la Macarena.

Plus tard, à la nuit, sous les étoiles des « manazils » arabes, il rentrait calle Bétis.

Comme les prédicateurs antiques, il  allait seul.

Il adorait le campo de Benalup.

Raide sur le dos des hérons, figé au milieu des champs de coquelicots, il observait les bêtes irraisonnables qui y paissaient.

Un jour de printemps, l’une d’entre elles s’approcha.

Il ne bougea pas.

Elle s’élança droit sur lui.

Elle venait pour le tuer.

Alors, il avança le bras gauche et détourna la bête de sa charge.

(A suivre)

Patrice Quiot