Vendredi 29 Mars 2024
DIVAGATIONS DE PATRICE

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Salustiano, peluquero à Sanlúcar de Barrameda...

Nous sommes à la fin des nineties.

Nous sommes à Sanlúcar.

A la mi-septembre.

Le matin, au moment du chocolat et des churros.

Dans une petite rue entre les calles Farinas et de La Alcoba.

Murs crépis à la chaux, portes en caoba, fenêtres défendues par des grilles en fer forgé et des fils électriques en l’air.

Poca gente, pas de fleurs aux fenêtres et un galgo blanc.

Un bombage dit :

«Templo del Lucero, Viento de Levante que fundó el tartesio y regentó el moro ».

Pas de vieilles en cheveux qui parlent une langue secrète, pas de gitans à l’allure des gouapes de Genet et encore moins d’enfants qui jouent au soleil.

Loin des clichés et au montón d’un convenu de carte postale.

Seul y cojeando, je pensais :

Qu’aurait été ma vie si j’étais né ici ?

Que serais-je aujourd’hui ?

Pêcheur, contrebandier, vendeur de loterie ou torero ?

Aurais-je péri noyé au large de Bonanza, finirais-je ma vie dans un cachot à attendre l’attaque tendre du printemps ?

Puis-je m’imaginer assis sur une chaise, des billets du «Gordo» épinglés sur ma poitrine ?

Puis-je croire qu’alternant avec Juan Montiel et «El Mangui», j’aurais triomphé à la plaza de toros del Pino lors de la dernière Feria de la Manzanilla ?

Aurais-je rencontré Manuel Barbadillo Rodríguez et m’aurait-il écrit des vers :

«Capote de añil del cielo

Ceñido al pueblo morisco

Con volantes de olivares,

De majuelos y cortijos ».

Aurais-je eu une aventure secrète avec Luisa Isabel María del Carmen Cristina Rosalía Joaquina Álvarez de Toledo y Maura, 21ème duchesse de Medina Sidonia, dite «  La Duchesse Rouge », m’aurait-elle entretenu dans un luxe de jadis ?

Seul y cojeando, je pensais à toutes ces choses qui traversent naturellement l’esprit lorsqu’on marche lentement dans les rues de Sanlúcar quand je remarquais une peluquería qui était peut-être celle qui inspira Olivier Deck.

L’endroit me plut par sa majestueuse décadence :

Sol carrelé en noir et blanc, fauteuils en moleskine élimée et boutons de réglage en chrome, miroirs jaunis, vaporisateurs à poire, peignes en écaille et, aux murs, affiches pour «Embrujo de Sevilla » y «Pomade Suavecito Matte ».

J’entrais dans l’écriture d’Unamuno, dans les couleurs de Zuloaga, dans la portée d’Albeniz.

Le coiffeur avait plus de soixante ans, était maigre, ridé et lent dans ses manières.

Il avait l’élégance fière du «Viti», s’appelait Salustiano et faisait aussi la barbe.

Nous parlâmes.

Salustiano me dit que son activité de coiffeur ne le satisfaisait pas et qu’il la pratiquait pour des raisons exclusivement nourricières.

Il exerçait son vrai métier la nuit.

Artiste travesti, Salustiano se produisait chaque soir dans un club de la calle Ancha.

Là était sa vie.

II m’en parla magnifiquement bien.

Una faena.

Templada, relâchée, con matices de  romero y remates de jasmin.

Pour rester plus longtemps avec lui, je demandais à Salustiano de me faire la barbe.

Sa  vieille main tavelée  ne trembla pas.

Comme ne tremblait pas celle d’Antoñete.

Je sortis.

Je ne boitais plus.

Ce soir-là, ce soir de septembre de la fin des nineties, à Sanlúcar, je buvais une bière à la terrasse d’un rade.

Et  je revis Salustiano.

Vestido de drag-queen et semblant aller à la forge, il faisait un paseo sous la  lune.

En face de lui venait un chiquillo pâle, cheveux gominés frisotant sur la nuque et pull sur les épaules.

Au vu de l’exigüité du trottoir, le coiffeur en apparat el le niño à la blancheur amidonnée ne pouvaient se croiser.

Arrivé à la hauteur de Salustiano, le chiquillo ôta le pull-over, le posa sur le sol comme il eût fait une véronique et dit : « Pase vd, maestro ».

Le bar entier se leva et applaudit.

Une leçon de tolérance, une leçon de vie.

Una cosa de toros.

Peut-être aurais-je dû naitre à Sanlúcar, le pays de Salustiano !

Patrice Quiot