Jeudi 12 Septembre 2024
PATRICE
Lundi, 02 Septembre 2024
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Quand Mario Bois évoquait le flamenco… (2)
 
« On ne sait rien de précis sur les interprètes du flamenco avant la fin du XVIIIe siècle. Le cantaor le plus ancien dont on a découvert récemment l’existence dans des chroniques du temps s’appelait «Tío Luis el de la Juliana». Vers 1780, il était porteur d’eau et chantait des tonas, le chant archaïque flamenco de base. 
 
Au début du XIXe siècle, les Gitans constatent qu’ils peuvent gagner de l’argent en chantant et dansant dans des fêtes privées que donnent les riches. Curieusement, lorsque Chateaubriand revient de Jérusalem en 1807 en traversant l’Espagne, il assiste en Andalousie à une telle fête au cours de laquelle il voit danser une zambra gitane qu’il décrira dans sa nouvelle le Dernier des Abensérages. Le flamenco, jusqu’au milieu du XIXe siècle, n’est pratiqué que par des amateurs. Ils sont forgerons, charbonniers, serveurs d’auberge, vendeurs de billets de loterie, picadors, quincaillers, maquignons, etc. L’un d’eux, condamné à la prison à vie, chantait si bien qu’on le laissait sortir chaque fois qu’un hôte de marque passait par la ville.
 
Vers 1850, un grand cantaor – pourtant de père italien –, Silverio Franconetti, s’en va passer huit années aux États-Unis. Il en revient avec une idée commerciale : pourquoi ne pas faire de l’argent avec le flamenco ? Ouvrir un lieu au public où on chantera et dansera tous les soirs ? Un café, avec une estrade en planches pour que sonne le zapateado. Planche se dit tabla ; cette estrade s’appellera un tablao. Ainsi naquit ce qu’on a appelé «le café-chantant». Ce concept va vite s’étendre à partir de Séville, Jerez et Málaga jusqu’à Madrid et Barcelone. Dans les années 1880, on en comptait une soixantaine et à la fin du siècle, ils étaient trois cents. Le professionnalisme était né…
 
On a considéré que l’époque du café-chantant – qui alla jusqu’à la Première Guerre mondiale – fut un âge d’or. Il est certain que dans ces tablaos, il se passa de grandes choses. Mais peu à peu, il fallut déchanter, l’argent du professionnalisme tuant peu à peu le grand art. Il est impossible de donner tous les soirs, à heure fixe, du grand chant, de la danse jonda qui exigent des interprètes un don complet d’eux-mêmes. Et puis, ceux des artistes qui étaient gitans, bien qu’annoncés sur l’affiche, venaient ou ne venaient pas, suivant leur envie. S’ils étaient là, cela pouvait donner lieu à un déferlement de folie lorsque surgissait le duende, ce démon de la transe qui s’empare de vous. Mais cela pouvait aussi donner un « rien du tout et dans ce cas, le Gitan vous dit : « No me sale », ça ne me vient pas. Et s’en va.
 
Et le flamenco entra en décadence : ce fut l’abâtardissement du répertoire, la soumission au goût du public. Bien sûr, par ailleurs, on trouvait quelques grandes individualités, comme le cantaor payo Antonio Chacón et son compétiteur gitan, le fantastique Manuel Torre. Ce furent les deux plus grandes figures du début du XXe siècle. 
 
Alors vint un homme timide et génial, Manuel de Falla, de Grenade, que le cante jondo a toujours fasciné. Rappelez-vous, au début du IIe acte de l’opéra « La vie brève », le Gitan qui chante : « Yo canto, por solea… ». En 1899, Falla a triomphé à Londres avec son ballet andalou écrit pour Diaghilev, Le Tricorne, dans les décors de Picasso. Peu après, nous sommes en 1922, Manuel de Falla de retour à Grenade, lance ce magnifique cri d’alarme :
 
« Le cante flamenco jondo, tant par sa musique que par ses poèmes, est une des créations artistiques populaires les plus fortes du monde. Je vous supplie de ne pas laisser mourir les inappréciables joyaux vivants d’une race, l’immense trésor millénaire qui couvre toute la surface spirituelle de l’Andalousie. […] Le cante jondo agonise. On ne peut pas l’écrire sur des partitions avec des notes. Sa tradition se transmet lèvres à lèvres, cœur à cœur. Le jour où les quelques vieux cantaors qui le chantent encore ne seront plus, l’une des plus riches traditions musicales du monde disparaîtra. Pire encore, le flamenquisme pervertira le goût, la vulgarité règnera seule. ».
 
Alors Falla décide d’organiser un concours de cante jondo qui va se dérouler à Grenade les 13 et 14 juin 1922. Il se fait aider par un de ses élèves, un jeune homme de 21 ans qui n’est pas encore connu et qui veut faire une carrière de pianiste : il s’appelle Federico García Lorca. Lorca parcourt les provinces andalouses à la recherche de concurrents.
 
Il racontera : « Tu arrives dans un village où on t’a signalé l’existence d’un de ces hommes prodigieux. Tu erres dans les rues. Deux vieux sont assis sur un banc. Tu t’assieds sur un autre. Alors soudain, de la gorge de l’un sort une modulation à laquelle l’autre répond. Ils chantent un dialogue, très bas, pour eux seuls. Ils s’arrêtent pour discuter : j’en ai entendu discuter d’un huitième de ton ! Ils chantent “por siguiriyas” ou “por soleá”. Ils n’ont qu’un filet de voix, mais ton sang se glace. »
 
Le jury du concours est présidé par Antonio Chacón, cantaor. Il est composé de La Niña de los Peines, cantaora, des guitaristes Andrés Segovia et Ramon Montoya, du peintre Zuloaga, du poète Juan Ramón Jiménez et de la claveciniste Wanda Landowsk pour laquelle Falla écrivit son concerto pour clavecin. 
 
Le gagnant du concours fut un vieillard, «El Tenazas», qui était venu à pied de son village situé à 120 kilomètres. Quand on lui demanda ce qu’il voulait comme prix, il répondit : des casseroles. 
 
Ex aequo avec lui, garçonnet de douze ans ; il s’appelait Manolo Caracol.»
 
Mario Bois.
 
(Extrait de l’intervention «Flamenco» du 2 mars 2005 à l’Académie des Beaux-Arts.)
 
Datos  
 
Mario Bois : Ecrivain et éditeur musical, né en 1931 et mort le 23/082024.
 
Il passe son enfance à Bayonne, sort diplômé d'HEC, fait son service militaire en Afrique du Nord et aux États-Unis puis s'installe à Paris où il devient éditeur musical.
 
Il travaille avec Iannis Xenakis, Igor Stravinsky et Mikis Théodorakis et devient le gestionnaire des droits de Rudolf Noureev avec lequel il se lie d'amitié. Parallèlement à son métier d'éditeur musical, il écrit de nombreux livres dont des recueils de nouvelles et des romans.
 
Homme de lettres, aficionado et amoureux de l’Espagne et de Séville, il laisse plusieurs ouvrages autour de Séville et du flamenco. Parmi ses romans ou nouvelles citons : La Fête d’avril (1978), les taureaux des fêtes (1976) ou Manet : tauromachie et autres thèmes espagnols (1994) ; La Fête des taureaux, Le Taureau des Fêtes.
 
Dans les années quatre-vingt-dix, il présida le conseil international de la danse auprès de l'UNESCO.
 
Patrice Quiot