Jeudi 09 Mai 2024
PATRICE
Dimanche, 10 Décembre 2023
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Le taureau de Flaubert, ou le quite de Félicité…
 
Félicité, sans famille, est la servante de Mme Aubain, qui s'est retrouvée veuve très tôt avec deux enfants très jeunes et une quantité de dettes. Pour rembourser ses dettes, elle vend ses immeubles, mais garde la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses dont elle tire des rentes.
 
« Quand le temps était clair, on s’en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses. La cour est en pente, la maison dans le milieu et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise. Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul reste d’une habitation de plaisance maintenant disparue. Le papier de la muraille, en lambeaux, tremblait aux courants d’air. Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; les enfants n’osaient plus parler. « Mais jouez donc ! » disait-elle. Ils décampaient. Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles qui résonnaient comme des tambours. Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bleuets et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés. Un soir d’automne, on s’en retourna par les herbages. La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques. Des bœufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles. « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l’échine, celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres l’imitèrent. Mais quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir.  « Non ! non ! Moins vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! Félicité se retourna et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l’herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut-bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l’aveuglaient, tandis qu’elle criait : « Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! » Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint. Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l’éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s’arrêta. 
 
Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l’Évêque. Félicité n’en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu’elle n’eût rien fait d’héroïque. »
 
Gustave Flaubert.
 
«Un cœur simple». 1877.
 
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Datos  
 
Gustave Flaubert (Rouen - 12 décembre 1821 / Croisset - 8 mai 1880). Considéré avec Victor Hugo, Stendhal, Balzac et Zola, comme l'un des plus grands romanciers français du XIXe siècle, Flaubert se distingue par sa conception du métier d’écrivain et la modernité de sa poétique romanesque.
 
Flaubert rédige sous le titre d’Un Cœur Simple l’histoire touchante et volontairement grise d’une ancienne servante de ses parents. Cette histoire fait partie du recueil des Trois Contes édité en 1877. Dès sa publication, il reçoit les éloges de nombreuses revues littéraires. Si l’amitié de George Sand et la mélancolie de l’âge ont parfois désarmé l’agressivité de Flaubert, il n’a pas versé pour autant dans l’épanchement pathétique : l’écriture d’un Cœur Simple est plus retenue que jamais et met en scène Félicité, l’héroïne du récit. Son incapacité à s’exprimer, qui lui interdit la formulation de ses émotions les plus fortes, lui permet d’échapper à la dénaturation du langage ; à l’aliénation dans le lieu commun. Femme à l’esprit simple et au cœur dévoué, elle continuera malgré tout et jusqu’à son dernier souffle à aimer sans réserve. Cette âme est simple, et presque sainte, parce qu’elle ne parle pas : c’est sur ce fond de pessimisme absolu, où la stupidité constitue presque une forme de salut, que se détache la destinée triste de celle dont le nom, Félicité, symbolise un mystérieux paradoxe.
 
Patrice Quiot