Jeudi 09 Mai 2024
PATRICE
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¡ Que aproveche ! …
 
«…. L’on sert d’abord une soupe grasse, qui diffère de la nôtre en ce qu’elle a une teinte rougeâtre qu’elle doit au safran, dont on la saupoudre pour lui donner du ton. Voilà, pour le coup, de la couleur locale, de la soupe rouge ! Le pain est très blanc, très serré, avec une croûte lisse et légèrement dorée ; il est salé d’une manière sensible aux palais parisiens. Les fourchettes ont la queue renversée en arrière, les pointes plates et taillées en dents de peigne ; les cuillers ont aussi une apparence de spatule que n’a pas notre argenterie. Le linge est une espèce de damas à gros grains. Quant au vin, nous devons avouer qu’il était du plus beau violet d’évêque qu’on puisse voir, épais à couper au couteau, et les carafes où il était renfermé ne lui donnaient aucune transparence. Après la soupe, l’on apporta le puchero, mets éminemment espagnol, ou plutôt l’unique mets espagnol car on en mange tous les jours d’Irun à Cadix, et réciproquement. Il entre dans la composition d’un puchero confortable un quartier de vache, un morceau de mouton, un poulet, quelques bouts d’un saucisson nommé chorizo, bourré de poivre, de piment et autres épices, des tranches de lard et de jambon, et par là-dessus une sauce véhémente aux tomates et au safran ; voici pour la partie animale. La partie végétale, appelée verdure, varie selon les saisons ; mais les choux et les garbanzos servent toujours de fond ; le garbanzo n’est guère connu à Paris, et nous ne pouvons mieux le définir qu’en disant : C’est un pois qui a l’ambition d’être un haricot, et qui y réussit trop bien. Tout cela est servi dans des plats différents, mais on mêle ces ingrédients sur son assiette de manière à produire une mayonnaise très compliquée et d’un fort bon goût. Cette mixture paraîtra tant soit peu sauvage aux gourmets qui lisent Carême, Brillat-Savarin, Grimod de La Reynière et M. de Cussy ; cependant, elle a bien son charme et doit plaire aux éclectiques et aux panthéistes. Ensuite viennent les poulets à l’huile, car le beurre est une chose inconnue en Espagne, le poisson frit, truite ou merluche, l’agneau rôti, les asperges, la salade, et, pour dessert, des petits biscuits-macarons, des amandes passées à la poêle et d’un goût exquis, du fromage de lait de chèvre, queso de Burgos, qui a une grande réputation qu’il mérite quelquefois. Pour finir, on apporte un cabaret avec du vin de Málaga, de Jerez et de l’eau-de-vie, aguardiente, qui ressemble à de l’anisette de France, et une petite coupe (fuego) remplie de braise pour allumer les cigarettes. 
 
Ce repas, avec quelques variantes peu importantes, se reproduit invariablement dans toutes les Espagnes... »
 
Théophile Gauthier / « Le voyage en Espagne » /1843.
 
Datos
 
Le voyage en Espagne
 
Le récit parut d'abord sous le titre de Tra los montes, titre à moitié castillan. Le voyage de Th. Gautier remonte à l'année 1840. 
 
Bien qu'il place sa personnalité au centre du panorama changeant qui se déroule dans sa narration, l'auteur n'écrit pas pour raconter des aventures plus ou moins imaginaires. Il n'imite pas non plus ces explorateurs de sentiers battus qui ne font grâce au lecteur ni d'un incident de table d'hôte, ni d'une mésaventure à la douane. Th. Gautier fait une promenade pittoresque, il voyage en artiste. Il entre en Espagne par le pont de la Bidassoa, et il en revient en s'embarquant à Valence. Il a parcouru le pays du Pays Basque aux bouches de l'Ebre, en passant par Valladolid, Madrid, Séville, Cordoue et Grenade. C'est à peine si, dans cet itinéraire, il pense une fois à l'Espagne politique, révolutionnaire, à l'Espagne du temps.
 
Tous ses regards, tous ses souvenirs sont pour l'Espagne de Calderón ou de Murillo.
 
Début du premier chapitre :
 
 
« Il y a quelques semaines (avril 1840), j'avais laissé tomber négligemment cette phrase : "J'irais volontiers en Espagne !" Au bout de cinq ou six jours, mes amis avaient ôté le prudent conditionnel dont j'avais mitigé mon désir et répétaient à qui voulait l'entendre que j'allais faire un voyage en Espagne. À cette formule positive succéda l'interrogation " Quand partez-vous ?" Je répondis, sans savoir à quoi je m'engageais : " Dans huit jours." Les huit jours passés, les gens manifestaient un étonnement de me voir encore à Paris. "Je vous croyais à Madrid, disait l'un. - Êtes-vous revenu ?" demandait l'autre. Je compris que je devais à mes amis une absence de plusieurs mois, et qu'il fallait acquitter cette dette au plus vite, sous peine d'être harcelé sans répit par ces créanciers officieux ; le foyer des théâtres, les divers asphaltes et bitumes élastiques des boulevards m'étaient interdits jusqu'à nouvel ordre : tout ce que je pus obtenir fut un délai de trois ou quatre jours, et le 5 mai je commençai à débarrasser ma patrie de ma présence importune, en grimpant dans la voiture de Bordeaux... »
 
Jules Pierre Théophile Gautier, né à Tarbesle 30 août 1811 et mort à Neuilly-sur-Seine le 23 octobre 1872, est un poète, romancier et critique d'art français.
 
 
Le 5 mai 1840, il part en compagnie d'Eugène Piot pour l'Espagne, qu'il connaît à travers les Contes d'Espagne et d'Italie d'Alfred de Musset et les Orientales de Victor Hugo. Son Voyage en Espagne, sorte de carnets d'impressions vigoureux, est marqué par la fraîcheur du regard, l'étonnement de la vision et le souci toujours exacerbé de la justesse du dire.
 
Ces visions donnent lieu à de nouveaux vers, España, qui paraissent dans le recueil des Poésies complètes en 1845.
 
Patrice Quiot