Jeudi 09 Mai 2024
PATRICE
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L’esthétique du toreo (2)…
 
« …  Cela dit, il nous rappelle que les toros d’alors étaient petits (250 kg, ils pèsent le double aujourd’hui) et que passer à des toros de quatre ans et de 350 kg inquiétait. Il s’y opposa, comme il s’opposa à l’hégémonie des impresarios dans les contrats. Il sut aussi dire qu’entre le toro dur supposé bravo et le toro manso dit suave, tous les cas de figure sont possibles, et que le combat peut inverser les prévisions. Si les toros de Miura ne sont pas des Murube, il dit, pour les avoir affrontés, que les premiers ne sont élevés que pour donner des coups de corne désordonnés : c’est abusif, mais l’actuel descendant, don Eduardo Miura, fils de don Eduardo Miura Fernández, se borne à reconnaître aujourd’hui encore que la spécificité de ses toros est de ne pas baisser la tête et de regarder l’homme.
 
Ce qui touche dans les chroniques de Sánchez Mejías est sa simplicité à dire pour tous, pour les lecteurs du Haroldo Madrid, pour La Unión à Séville, contre le journal Le Libéral où écrit son détracteur, l’inconvenance du battage médiatique. La réalité de la vie et du toreo (la faena, le travail avec le toro), les défis qu’enchaînent les toreros, il les dit avec aisance et naturel, y compris par sa façon de saluer l’angoisse des femmes qui attendent le coup de fil au temps des romans de Joseph Peyré (Prix Goncourt 1935 pour Sang et lumières). Mais c’est Sánchez Mejías qui a succombé un 13 août 1934, conformément à la passion de l’enfant parti clandestinement à treize ans sur un bateau pour Vera Cruz via New York, trente ans plus tôt. Tout reste donc signé du sang répandu, le sien, même s’il joue de sainte Thérèse, fondatrice de carmels, et de son « miracle du toro » ou de Sancho, cet homme qui tue le rêve et donc celui que la corrida doit tuer, sauf que…
 
Certes, les vieux aficionados qui ont la culture du Discours de la corrida, titre du livre de François Zumbiehl (Verdier, 2008), et ont lu Auguste Lafront savent que l’esthétisme est dangereux pour la corrida, mais Mejías est resté une figure flamboyante et improbable qui dut jouer en avril 1925 d’un espontáneo très calculé – avec l’accord du torero qui œuvrait – pour réussir à fouler de ses pieds le sable de la Maestranza, le saint du saint, les arènes de Séville, devenue sa ville alors que le directeur ne voulait aucunement le programmer. Sautant dans l’arène en élégant costume civil café noir, sombrero blanc, il demanda protocolairement au roi Alphonse XIII présent et au président de la course de poser des banderilles. Il le fit magnifiquement, car il fut d’abord banderillero. L’ovation fut à la hauteur de ce qu’étaient les conflits en ville, et c’est de tous ces compléments indispensables pour comprendre le personnage que Jacques Durand, le préfacier de cette édition, nous avertit. Sobrement, efficacement, en vieux chroniqueur, lui aussi, du monde taurin, il laisse entendre ces étranges coïncidences entre style, toros et poésie, et la tragédie inéluctable quand le toro qui a tué Sánchez Mejías s’appelle Granadino et que le Grenadin Lorca fut assassiné, deux ans plus tard, dans les fossés de la ville.
 
Bravo donc aux Fondeurs de Briques qui éditent ce livre dans leur collection « Sacrilèges », dont les essais paraissent sous l’exergue d’Adorno : « La loi ultime qui régit l’essai est celle du sacrilège ». Et, effectivement, on n’y trouve que des raretés, souvent taurines (Bergamín, ou Unamuno pour son texte considéré comme anti corrida), parfois aussi des fidélités au souvenir de Guy Debord. »
 
 Maïté Bouyssy
 
Revue « En attendant Nadeau » n°128
 
28 mai 2021
 
Datos  
 
Maïté Bouyssy: Normalienne, historienne maître de conférences à l'Université Paris I, spécialiste de la construction culturelle du politique au XIXème siècle.
Ignacio Sánchez Mejías, (6 juin 1891 à Séville/ 13 août 1934 à Madrid).
Sur la tauromachie. Trad. de l’espagnol par Claude de Frayssinet. Préface de Jacques Durand. Les Fondeurs de Briques, coll. « Sacrilèges », 96 p., 15 €.
 
Patrice Quiot