Mercredi 08 Mai 2024
PATRICE
Mardi, 31 Octobre 2023
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L’esthétique du toreo (1)…
 
« Même hors du mundillo taurin, on reconnut à Sánchez Mejías de toujours vouloir combattre, au point de mourir de son ultime blessure, à Manzanares, dans une arène de seconde zone où il remplaça au pied levé Ortega qui venait d’avoir un accident de voiture et au moment de clore son second retour tardif sur le sable à quarante-trois ans. Lorca salua autant l’homme aux multiples engagements et activités que le torero, et on connaît ses mots :
 
« Un andaluz tan claro, tan rico de aventura,
 
Yo canto su elegancia con palabras que gimen. »
 
… Ce qui a été redit par Maria Casarès et mis en musique par Maurice Ohana. C’est Lorca qui, lecteur à la Columbia, à New York, avait permis à Sánchez Mejías de faire une de ses plus belles conférences, en 1930, où il parla de l’art du toreo avec l’engagement du torero et la foi du rhétoricien défenseur de son art conçu comme « la vie même, la science de la vie », conférence prononcée avec le souffle des années folles. Quant au fond, on en retrouverait le commentaire dans les 50 raisons de défendre la corrida de Francis Wolff (2010).
 
Or, nul ne sait plus ses poèmes, alors que La Toriada de Fernando Villalón, autre membre de cette génération, a eu l’honneur de l’édition Mare Nostrum (1990). Sánchez Mejías n’a jamais été traduit en français, à part L’amertume du triomphe, son roman découvert à Madrid en 2010 et traduit par Dominique Blanc en 2017 avec une préface de Jean-Michel Mariou (Verdier), roman d’un post-romantisme « costumbrista » alors que Sánchez Mejías tenait à distance, tant dans ses déclarations que dans son œuvre journalistique et d’intellectuel, de pareilles visions, lui qui se saisissait des conflits de son temps. C’est donc un vrai plaisir de découvrir ces textes devenus sépia par le poids de l’histoire : 1936, puis la guerre civile, puis 1939 et la Retirada, la Seconde Guerre mondiale, la fin de la fête, le franquisme… facteurs cumulatifs du déclin de la corrida qui ne repartit que dans les années 1950 en oubliant délibérément tout passé proche.
 
Ce torero d’exception a eu son style : toujours accroître l’image du danger réél, selon Paco Tolosa (alias Auguste Lafront), chroniqueur et spécialiste de la corrida qui connut cette époque. Sánchez Mejías opposa son jeu tremendiste, la surexposition réelle au danger à ses détracteurs, et il le paya de son sang, de son corps tailladé et couturé qui avait même résisté à une perte de la fémorale. Mais encourir le risque par défi est un paradoxe quand on est un homme parfaitement cultivé et un bourgeois nanti, patron du club Betis-football à Séville, amateur de vitesse et de femmes, parcourant le monde, non sans avoir été un des créateurs de la « Génération de 27 », ces poètes qui en 1927 se sont trouvés à communier dans un certain nombre de principes lors de la célébration des trois cents ans de la mort de Góngora, poète andalou.
 
Or, cet homme pose le réel dans la passion du toro, du toro de combat dur dont il sait la sauvagerie et dont il n’a de cesse d’expliquer qu’il n’est pas un bœuf privé de labours et de pâturages, que la nouvelle sensiblerie des touristes allemands (des années 1920) est un pur contresens, contresens d’urbains nouveaux riches toujours en manque de lucidité et de bon sens, aussi étrangers aux vrais malheurs du monde qu’à l’Espagne et aux toros.
 
Mejías voit la source de la sauvagerie des toros dans l’herbe de leurs pâturages et dans leur nourriture, selon un développement qui tient autant de l’esthétique baroque du récit que d’un substrat mi-surréaliste mi-écologique, et aussi tout simplement d’une époque où la dictature de Primo de Rivera et la censure obligent aux approches décalées. »
 
(A suivre)
Maïté Bouyssy
 
Revue « En attendant Nadeau » n°128
 
28 mai 2021
 
Patrice Quiot