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PATRICE
Vendredi, 20 Octobre 2023
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La corrida vue des gradins (1)…
 
« Dans le monde de la tauromachie, il n’y a pas un public, mais des publics. Il existe autant d’aficionados différents qu’il y a de spectacles taurins (becerrada, rejoneo, corrida de Beneficencia ou de San Isidro, etc…).
 
L’implication émotionnelle varie selon que le spectateur se place en tant qu’observateur ou fanatique. Certains s’attendent à vivre une faena courageuse, d’autres à voir de l’art. La taille des arènes a également une influence sur le comportement du public. Dans les petites arènes, celles de villages par exemple, il est généralement composé d’amis, de vrais aficionados, de voisins et de gens connus, alors que, dans les vastes arènes, les spectateurs sont immergés dans une masse d’inconnus. 
 
Le nombre de spectateurs conditionne les attitudes de défi à l’autorité et la sensation de puissance et d’invulnérabilité. Il n’y a donc pas de modèle unique d’aficionado. 
 
Dans les arènes, on trouve la afición savante et la afición non savante de la fiesta. La corrida, pour un vrai aficionado, est tout sauf un passe-temps : il s’y rend comme à un rite pour lequel il s’habille correctement. Pour lui, la corrida ne se restreint pas aux deux heures que dure le spectacle, il la vit dès la parution de l’affiche. L’aficionado connaît et respecte les normes, il suit un code intériorisé, se comporte de façon rationnelle et est moins influençable par les attitudes collectives que l’individu non aficionado. Il maîtrise les fondements de la tauromachie, le nom des toreros, des éleveurs, la provenance et les caractéristiques des taureaux ; il observe l’exécution des suertes et juge de leur adéquation aux conditions de la bête.
 
Les connaisseurs emploient une terminologie spécifique dans leurs commentaires. Pour eux, le spectacle est une science (la tauromachie) qui répond à une connaissance et une analyse des différents niveaux ou éléments qui la compose : le taureau, le torero, l’arène, le public... Ils applaudissent et lancent un olé quand il le faut, montrent le mouchoir de façon mesurée, et censurent par leur silence et leur attitude. Les vrais aficionados sont assidus tout au long de la saison taurine, ce qui diffère de l’assistance ponctuelle ou circonstancielle des autres aficionados qui ne s’y rendent, à Madrid par exemple, qu’aux fêtes de San Isidro.
 
Le public est, en effet, différent selon l’époque de l’année et le prix de l’entrée. Selon les critiques, l’aficionado occasionnel n’est en réalité pas très intéressé par la tauromachie, et sa présence obéit plutôt à des facteurs comme le glamour, l’envie d’être vu ou la présence d’une figure célèbre : « A ratos, en las grandes corridas de gala, cuando toreaban los viejos de más tronío, el público de sombra parecía distinguido […], las mujeres bonitas y muy españolas, daban la nota pintoresca […], algún sombrerito francés dernier cri, algún detalle esbelto y ondulante de inglesita de Sargent, algunas antiparras de curiosa profesora y turista norteña, hacían con su breve nota exótica más intenso el españolismo del ambiente. […] En las corridas ordinarias en el tendido de sombra nos encontramos los aficionados de todos los días » (Felipe Sassone, 1945). 
 
Cela ne signifie pas que le spectateur occasionnel n’est pas aficionado. Ce public est même plus nombreux que les vrais aficionados qui, selon un torero, « caben en un autobús ». Son importance est somme toute vitale pour la fiesta puisque c’est sur lui qu’elle repose économiquement. Selon les aficionados puristes, c’est le peu de formation et de connaissance de ce public qui met en péril la fiesta, car le torero, conscient de cette ignorance, se met moins en danger.
 
Très présente sur les gradins, la voix du troisième élément de la fiesta nacional est paradoxalement absente des ouvrages taurins, de l’analyse et de la presse. Le public du spectacle de masses par excellence, du premier spectacle de masses bien avant les sports anglo-saxons, est mal représenté, n’apparaissant que comme spectateur-observateur, voire comme acteur, mais non comme récepteur : que dit-il sur son afición ou sur sa motivation ? Les descriptions de l’arrivée de la foule aux arènes et de son comportement sur les gradins abondent. Les regards portés sur celle-ci sont tantôt admiratifs, tantôt critiques. C’est donc à travers ce filtre descriptif que nous avons la plupart du temps accès au public taurin. C’est bien lui qui fait le succès des corridas, et c’est à travers elles que s’exprime un secteur important de la société qui, en fonction des époques, voit un moyen d’exister, de s’amuser, souvent contre les normes esthétiques et culturelles des lettrés. 
 
C’est entre l’âge d’or du spectacle de masses qu’étaient devenues les corridas (1900) et l’époque de Manolete (1940), qu’il nous a semblé intéressant de nous pencher sur ce phénomène de réception. Ce choix chronologique répond, entre autres, à un tournant décisif qu’est celui de la guerre civile et qui marque un avant et un après dans la réception du spectacle taurin.
 
Où trouver la parole du public ? La presse générale et les journaux spécialisés de l’époque n’offrent que des comptes rendus taurins critiques sur la performance des toreros, et c’est en vain que nous avons cherché des réactions ou des témoignages du public dans un éventuel “courrier de lecteur”.
 
L’intérêt social que suscitent les arènes repose sur la réunion du public qui s’y rend. Ce lieu qui se peuple à des dates précises abrite un ample amalgame social uni par un intérêt commun.
 
De ce point de vue, la caractéristique sociale des arènes est semblable à celle qui existe dans n’importe quel autre lieu populaire. Ainsi peut-on parler d’un microcosme social qui surgit sur les gradins des arènes comme sur les gradins de tout autre spectacle. 
 
Depuis qu’il était devenu urbain au XVIIe siècle, le spectacle semblait échapper à toute catégorisation sociale, puisque toutes les classes s’y rendaient. 
 
C’est d’ailleurs le premier constat que faisaient ceux qui décrivaient les arènes. »
 
A suivre…