Vendredi 29 Mars 2024
Durand
Vendredi, 29 Juin 2012

Le dernier article de Jacques Durand dans Libé…

Comme vous le savez certainement, Jacques Durand a été remercié par la direction de Libération, après de nombreuses années de bons et loyaux services, et on ne pourra plus désormais lire sa page du jeudi consacrée à la tauromachie.

La chose a été abondamment commentée, une pétition a circulé, mais il faut bien se rendre à l’évidence, les carottes sont cuites et les toros sont rayés du paysage du journal. Heureusement qu’un éditeur vient de saisir la balle au bond pour permettre ainsi à Jacques Durand de continuer (Vous trouverez en bas de page les détails de cette nouvelle collaboration)...

En ce qui concerne cette dernière contribution à Libé, Jacques s’est appuyé sur un texte de José Bergamín, ce qui est certainement tout sauf un hasard. On souhaite évidemment à Jacques une totale réussite dans cette nouvelle aventure. Suerte…

En 1961, José Bergamìn donnait une conférence à Madrid :

Le toreo est une école

« Nous avons souvent dit que le spectacle des corridas apprend à regarder pour voir clair. Car son intelligence est d’une cruelle clairvoyance. Sa provenance rationnelle, historique, du siècle des Lumières est encore symbolisée par son habit. J’ai dit du toreo qu’il était une école « d’élégance intellectuelle», en tant que spirituelle affirmation de pouvoir, de domination, de souveraineté, d’une intelligence lumineuse – angélique et non diabolique, de ce fait. Le toreo est une école, un apprentissage des yeux par le regard. Si le torero ne voit pas clairement ce qu’il regarde, il ne peut toréer. Ou alors il torée mal, ce qui revient à ne point toréer. Et, au spectateur, il arrive la même chose : il voit clairement ce qu’il regarde ou il le voit mal, ce qui revient à ne pas le voir. Celui qui ne voit pas clair, c’est le taureau. Les détracteurs du toreo (intellectuels ou sentimentaux, moralistes ou sociologues) ne le voient pas parce qu’ils ne le voient pas clair ; parce qu’ils ne peuvent le regarder clairement, et de leur propre point de vue. Disons, sans vouloir les offenser, qu’ils le voient avec des yeux de taureau, confusément - confondus par le lumineux bouleversement de leur illusion qui éteint leur pensée avec elle, la clarté, la pureté du regard. Ils sont offusqués, comme le taureau, par un instinct aveugle, obscur, impétueux et mortel. Mais les corridas sont là, lumineusement sous nos yeux : elles nous paraissent ce qu’elles sont ou sont ce qu’elles nous paraissent, nous imposant leur évidence. Vivante évidence de l’art, de jeu, de fête : inséparable trinité de sa propre unité. Triangle où s’inscrit ou se circonscrit le cercle magique qui les réalise. Pour ne pas les voir, il faut ne pas vouloir les regarder – n’en pas croire ses yeux, ne pas vouloir croire. Ce que font leurs détracteurs et critiques sociologiques ou moralisateurs : ils ne peuvent les voir, haineusement, parce qu’ils ne veulent pas les voir ou les regarder. D’où leurs interprétations fort exagérées, étrangères et contraires à leur réalité même – insensées et confuses. »

Le commentaire de Jacques Durand…

Bergamín palpite encore (titre choisi par Libé)

L’histoire est connue. Mais on ne peut s’empêcher de la raconter une fois de plus. En 1958, après un long exil de plus de 15 ans, l’écrivain anti franquiste José Bergamín revient dans l’Espagne du franquisme le plus féroce où l’on garrotte Granado et Delgado, où l’on torture et déporte les mineurs en grève des Asturies et où l’on rase leurs femmes dans les commissariats. Le 30 janvier 1961 il donne, pour la fameuse peña taurine « Los de Juan y de José », la conférence : « Le toreo question palpitante ». Dans la salle, des policiers en civil de la brigade politico-sociale. Bergamín est connu. Un mandat d’arrestation avait été lancé contre lui, un « rouge », à la fin de la guerre civile. Les policiers de la brigade politico-sociale relèvent sans doute dans l’intervention de l’écrivain quelques propos suspects. Ils leur ont fait dresser les oreilles et leur mettent quelques puces subversives dedans. Peut-être celui-ci : « je disais que les choses de l’Espagne ne sont pas aussi claires qu’elles n’y paraissent dan
s le toreo…. ». Ou peut-être celui-là : « le toreo est un très vif éveilleur pour les yeux ; tant et si bien que nous avons les yeux remplis de ses vérités lumineuses, et qu’il nous enseigne à voir en face le mensonge et l’horreur du sang et de la mort pour enflammer et illuminer la vie d’une autre intelligence merveilleuse. Horreur et merveille de l’Espagne. ». Ou ils ont dressé leur stylobille politico-social à : « … ces oreilles qui, en Espagne, parce qu’elles n’entendent qu’une cloche, n’entendent qu’un son. »

Le lendemain, Bergamín est convoqué Puerta del Sol au siège de la redoutée Dirección General de Seguridad. Des toreros amis l’accompagnent et l’attendent pour être sûrs qu’il en ressortira. Dont Domingo Dominguín, ex phalangiste devenu membre actif du parti communiste espagnol clandestin, Antonio Bienvenida qui est plutôt franquiste et, dit-on, Antonio Ordóñez, qui l’est encore plus. Belle image : au centre de Madrid, donc au cœur de l’Espagne, des toreros protègent du pouvoir dictatorial le plus sombre celui qui essayait de voir clair dans leur art. Bergamín est reçu par le directeur Arias Navarro, surnommé « le boucher de Malaga » à cause de la terrible répression qu’il y avait conduit lors de la guerre civile. Arias Navarro : « vous êtes venu en Espagne pour distiller le pus que vous avez recueilli en exil ! ». Bergamin se lève pour partir. « Asseyez-vous, je n’ai pas encore terminé.» Bergamín : « Moi si. Si vous voulez m’arrêter, faites-le. En cas contraire, je retourne chez moi. »

Arias Navarro, quand Bergamín ouvre la porte : « Et maintenant, répondez moi dans El Nacional ». Titre de la réponse de Bergamín dans El Nacional : « L’abruti ». Il devra, dans l’année, repartir en exil à Paris. Bergamín écrivait sur la corrida. C'est-à-dire sur l’Espagne, sur la laideur et sur le style, sur la posture et l’imposture, sur le pur et le fabriqué, sur le beau et ses caricatures, sur le commun et le sublime, sur Arruza, Silverio Perez, Ordóñez, sur Manolete et sa mort, sur Belmonte et son suicide, sur son cher Antonio Bienvenida, sur Paco Camino et El Viti, sur Armillita, torero pythagoricien, sur El Cordobés qui ne l’était pas du tout, sur l’art de toréer comme métrique, sur les toreros gitans comme Cagancho ou Rafael de Paula... Sur donc « La question palpitante du toreo », qui est le pouls de l’Espagne, ou sa tachycardie, et qui sert de titre à cette impeccable édition critique de quelques-uns de ses textes taurins, inédits en France, produits et publiés entre 1941 à 1983. Leur intelligence, leur acuité, leur funambulisme intellectuel non dénué de coquetterie confirment ce que disait Domingo Dominguín : « au sein de la très ample bibliographie taurine, il y a José Bergamín et il y a les autres. »

Jacques Durand - Extrait du texte « Evidences », in « le Toreo, question palpitante ». Traduction, présentation et notes par Yves Roullière, les Fondeurs de Briques, 284p, 21 €.

Communiqué des Ateliers Baie…

La chronique taurine de Jacques Durand dans Libération (édition Sud) s’arrête fin juin. En pleine saison tauromachique. Nous proposons de continuer la fameuse «page» de Jacques les jeudis. Même rythme et même volume à peu près. Hebdo pendant 6 mois et mensuel hors saison. Vous pourrez la lire dès le jeudi ou la télécharger à votre guise, le samedi matin par exemple.

Cette entreprise nécessite un engagement financier pour donner les moyens à Jacques de travailler sereinement et pour l’Atelier Baie d’éditer une lettre à la hauteur de la qualité d’écriture de notre rédacteur préféré. Montage d’un site sécurisé, diffusion de la lettre, par courrier le cas échéant.

Vous pouvez dès aujourd'hui accéder à notre site http://www.editions.atelierbaie.fr pour vous abonner à la page taurine de Jacques Durand.